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Dossier spécial électionsLe grand absent des débatsLe programme économique et social des candidats

by  David Kempf /

Les premières élections présidentielles à Taiwan offraient l’occasion d’une campagne particulièrement médiatisée, propice à l’éclosion de débats de fond. Si la question de l’indépendance et de l’attitude à adopter à l’égard du Continent est restée centrale, d’autres sujets ont été abordés.

Un débat annoncé

L’ouverture économique du pays vis-à-vis de la Chine populaire était un de ces problèmes, mais la réforme de l’économie intérieure ainsi qu’un certain nombre de problèmes sociaux plus ou moins directement liés ont pu également être débattus. Ces thèmes de campagne donnaient la possibilité aux candidats de nuancer les prises de position trop tranchés que provoquaient les polémiques concernant le statut de Taiwan.

Les partis politiques n’avaient pas été longs à puiser dans ces questions de nouveaux arguments, et semblaient promettre de placer aussi la lutte pour la présidence sur un terrain d’ordre intérieur. Au slogan du Parti démocrate progressiste (PDP) “un gouvernement pour le peuple” répondaient les déclarations de Lin Yang-kang donnant la priorité au développement économique, tandis que Chen Li-an proposait la construction d’une société humanitaire. Quant à Lee Teng-hui, il déclarait vouloir avant tout renforcer l’ordre public (1). C’était en octobre, et le débat ne survécut guère à l’hiver, avec ses missiles venus de l’autre côté de la mer. Brusquement, le thème de l’identité est alors revenu aux premiers rangs de la scène politique pour ne plus les quitter.

On peut s’interroger néanmoins sur la rapidité avec laquelle le débat a été escamoté et tenter de proposer une autre explication moins circonstancielle. Malgré l’importance de l’enjeu du programme économique et social pour chacun des candidats, aucun n’a su proposer une alternative réelle à la politique du Kuomintang (KMT) ni lui donner une véritable dimension politique.

Les enjeux politiques du débat économique

Le KMT n’est pas parti favori sur le terrain de la discussion économique et sociale. Il était certes au pouvoir pendant l’ensemble de la période du décollage et le rôle qu’il a joué dans le “miracle” économique taiwanais est généralement admis. Pourtant, il porte aujourd’hui la responsabilité d’un certain nombre de grippages de la machine économique et est à la recherche d’un nouveau programme pour maintenir son assise. Lancé officiellement en janvier 1995, son projet de centre régional d’opération (Asian Pacific Regional Operation Center ci-après APROC) représente l’essentiel de sa politique économique, et s’annonce de fait comme l’élément clé du programme économique de Lee Teng-hui. Néanmoins dans sa plate-forme de campagne “Mettre en oeuvre le grand Taiwan” (jingying da taiwan) (2) le chapitre consacré à l’économie accorde une place secondaire au développement de ce plan et la question du commerce entre les rives est passée sous silence, noyée au sein d’une incitation générale à investir en Asie. Lee insiste davantage sur les notions d’équilibre, de solidarité et de respect de l’environnement. Aucune réforme de fond n’est annoncée; il s’agit seulement de renforcer les tendances économiques existantes, telles que l’intégration économique régionale. La participation du KMT dans les entreprises publiques rend la réforme intérieure délicate, et Lee ne porte pas l’accent de sa campagne sur ce point. Son argumentation sur la justice et la protection sociales est plus conséquente car elle se fonde sur un bilan plus positif: le niveau de vie a globalement augmenté et différents systèmes d’assurance maladie et de retraite se mettent progressivement en place. Néanmoins l’ampleur de la corruption et l’augmentation des inégalités ne permettent guère au KMT de se poser comme un modèle d’équité.

Le PDP s’est érigé en dénonciateur de l’inefficacité économique du KMT et de la collusion entre le Kuomintang et les milieux d’affaires (voire le milieu tout court). Aussi l’angle d’attaque économique et social représente-t-il pour lui une donnée primordiale, une des seules capables de combler le vide grandissant laissé par le decrescendo de la revendication indépendantiste. Le programme de ce parti Donner une chance à Taiwan (gei taiwan yige jihui) (3) consacre une large part à l’économie, qui nécessite d’après lui une réforme de fond. L’argumentation est fondée sur une critique du bilan économique du KMT qui s’ouvre par un chapitre répertoriant les affaires de corruption mises au jour. Le projet d’APROC est contesté point par point : les monopoles d’Etat gênent la libéralisation des différents secteurs; les infrastructures sont insuffisantes et ralentissent la réalisation de projets de grande envergure; l’administration est impuissante à faire appliquer les nouvelles réglementations; enfin, la fuite des capitaux hors de Taiwan est encouragée. La priorité doit être donnée à une privatisation des entreprises d’Etat et à une amélioration des méthodes de gestion. En insistant sur la nécessité d’un marché entièrement libéré de toute contrainte étatique, ce programme a également pour but de fragiliser parallèlement l’assise du KMT, que le PDP peut de moins en moins dénoncer pour son attachement à la réunification. Le parti se considère aussi comme le champion de la justice sociale dont il a, selon lui, toujours fait une priorité. Au cours de la campagne, Peng a réitéré les objectifs du PDP qui concernent la réorganisation et l’extension du système de retraite, la lutte pour l’égalité des sexes dans la société, la protection sociale, la liberté syndicale et d’autres points de droit du travail. Parallèlement, il veut préserver la main d’oeuvre locale en restreignant l’immigration des travailleurs continentaux et en renforçant les quotas en vigueur pour les immigrants d’autres provenances. Il s’oppose à la société de corruption et de privilégiés qu’a créée Lee pour mettre en place un plan de protection qui inclut l’ensemble de la population (4). Le KMT a su néanmoins reprendre et commencer à appliquer certaines des idées du PDP, notamment la création d’une sécurité sociale, tandis que le Nouveau parti a fait de larges incursions également dans ce domaine. Le PDP ne parvient donc plus à se poser en leader incontesté sur ce terrain.

Les deux candidats indépendants ont souffert d’un handicap de départ: issus du régime en place ils ont néanmoins dû se dissocier de son bilan. Leur discours n’a pas pu porter uniquement sur l’unification, question sur laquelle leur opinion demeure controversée, aussi les problèmes économiques et sociaux ont-ils représenté également un point d’ancrage. Soutenu officiellement par le Nouveau parti, Lin Yang-kang s’est exprimé contre la corruption, mais son discours économique a pris le pas sur sa politique sociale. Son programme Le “nouveau leadership” (xin lingdao) (5) retrace l’évolution économique depuis la fin de la guerre et en explique les blocages contemporains en termes de théorie du développement, en négligeant toute référence au rôle du KMT. Tout en s’appuyant sur le bilan actuel, il donne de nouvelles orientations qui privilégient la restructuration intérieure de l’économie taiwanaise et négligent le commerce avec le continent, qui n’offre pour l’heure à ses yeux pas suffisamment de retours de bénéfices.

Chen Li-an se positionne davantage sur la scène sociale et envisage une redéfinition des rôles à la fois de l’Etat et du citoyen, dont il veut renouveler les vertus éthiques. Il s’adresse en particulier à des catégories traditionnellement peu politisées de l’électorat, les femmes et les jeunes. Son Projet économique et commercial (jingmao lantu) (6) privilégie les petites et moyennes entreprises qui doivent représenter la cible de l’activité macro-économique gouvernementale, les exportations et l’intégration régionale de manière générale, y compris avec la Chine populaire. Les deux candidats se sont donc nettement démarqués l’un de l’autre, mais n’ont pas engagé directement de polémique sur le terrain économique et social avec le KMT. On peut se demander s’ils confirment en ce sens leur acclimatation difficile à l’électorat du Nouveau parti (dont le candidat s’est retiré dès le début de la campagne) ou s’ils traduisent la difficulté de ce dernier à définir une position tranchée par rapport au parti dirigeant dans ce domaine.

Un consensus mou

Le programme économique et social des différents candidats aurait pu se révéler une plateforme efficace contre Lee, mais si ceux-ci ne sont guère parvenus à l’utiliser, c’est d’abord qu’il semble exister un certain consensus national sur les problèmes économiques et sociaux du moment et sur la manière de les résoudre. Ces questions rassemblent plus qu’elles n’opposent les formations politiques.

Il s’agit en premier lieu de la nécessité de deréglementer l’économie et de privatiser les entreprises des grands secteurs publics. Tel est le coeur de l’APROC défini par l’administration de Lee Teng-hui, telle est l’idée centrale de la restructuration proposée par le PDP, repris également par les candidats indépendants. Néanmoins la méthode adoptée varie, l’initiative est à l’Etat pour le KMT comme pour Lin et dans une moindre mesure Chen, aux entrepreneurs privés pour le PDP. Se profile ainsi le maintien d’une tradition d’intervention de l’Etat, dont les entreprises ne peuvent être rapidement privatisées, ne serait-ce que parce que leurs résultats sont souvent mauvais et que le volume de la bourse ne permet pas d’absorber une quotation massive sur le marché.

L’affirmation du rôle de l’Etat apparaît singulièrement à propos du système de protection sociale. Face au coût croissant d’un plan appelé par tous à couvrir l’ensemble de la population, l’engagement de l’Etat doit progresser, à l’aide d’impôts sur les hauts revenus ou les grandes fortunes (PDP, Lin), avant d’être secondé par le secteur privé (Lin, Chen) (7).

La défense des petites et moyennes entreprises et la mise en place des conditions nécessaires à leur développement constituent le troisième point de consensus. L’acquisition de terrains par ces entreprises est une préoccupation pour tous les candidats; elle doit être relancée par une politique de désinflation du prix du terrain ainsi que des facilités de prêt. Leur financement pose un problème récurrent et une partie des capitaux versés aux entreprises publiques ou investis à l’étranger devrait leur revenir davantage. Leur rôle dans l’économie taiwanaise est réaffirmé, de même que leur vocation à exporter.

La place importante de l’économie dans les échanges internationaux est un dernier sujet de consensus mais n’apparaît pas toujours comme une priorité. La diversification des échanges en Asie et particulièrement vers le sud est un objectif partagé, même si les positions vis à vis du commerce entre les deux Chine divergent. L’intégration de Taiwan dans le circuit économique mondial représente pour tous une condition de son indépendance politique.

Un débat esquivé

Enjeu politique essentiel, le débat économique et social a manqué en fait de profondeur et de matière, car il n’est pas enraciné dans de réelles divergences de positions. Faute d’avoir su personnaliser et approfondir leur programme, les candidats d’opposition — et particulièrement Peng Ming-min — n’ont pas pu tirer parti des faiblesses du bilan économique et social du KMT, ni surtout le porter sur le devant de la scène. Il fut dès lors plus facile à Lee Teng-hui d’esquiver le débat. Celui-ci put ainsi sans peine centrer son discours sur l’identité de l’île et fut bien aidé en cela, une fois encore, par les tirs de missiles communistes. Pourtant, l’absence d’un programme alternatif et l’échec sans appel de Chen Li-an, seul candidat à fermement ancrer sa campagne sur un thème plus social et éthique que politique, suggèrent que l’attention des citoyens taiwanais n’était décidément pas attirée par des problèmes de nature économique et sociale. La première démocratie chinoise avait avant tout un principe d’existence politique à défendre.