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Dossier spécial électionsLe grand absent des débatsLe programme économique et social des candidats
Les premières élections présidentielles à Taiwan offraient loccasion dune campagne particulièrement médiatisée, propice à léclosion de débats de fond. Si la question de lindépendance et de lattitude à adopter à légard du Continent est restée centrale, dautres sujets ont été abordés.
Un débat annoncé
Louverture économique du pays vis-à-vis de la Chine populaire était un de ces problèmes, mais la réforme de léconomie intérieure ainsi quun certain nombre de problèmes sociaux plus ou moins directement liés ont pu également être débattus. Ces thèmes de campagne donnaient la possibilité aux candidats de nuancer les prises de position trop tranchés que provoquaient les polémiques concernant le statut de Taiwan.
Les partis politiques navaient pas été longs à puiser dans ces questions de nouveaux arguments, et semblaient promettre de placer aussi la lutte pour la présidence sur un terrain dordre intérieur. Au slogan du Parti démocrate progressiste (PDP) un gouvernement pour le peuple répondaient les déclarations de Lin Yang-kang donnant la priorité au développement économique, tandis que Chen Li-an proposait la construction dune société humanitaire. Quant à Lee Teng-hui, il déclarait vouloir avant tout renforcer lordre public (1). Cétait en octobre, et le débat ne survécut guère à lhiver, avec ses missiles venus de lautre côté de la mer. Brusquement, le thème de lidentité est alors revenu aux premiers rangs de la scène politique pour ne plus les quitter.
On peut sinterroger néanmoins sur la rapidité avec laquelle le débat a été escamoté et tenter de proposer une autre explication moins circonstancielle. Malgré limportance de lenjeu du programme économique et social pour chacun des candidats, aucun na su proposer une alternative réelle à la politique du Kuomintang (KMT) ni lui donner une véritable dimension politique.
Les enjeux politiques du débat économique
Le KMT nest pas parti favori sur le terrain de la discussion économique et sociale. Il était certes au pouvoir pendant lensemble de la période du décollage et le rôle quil a joué dans le miracle économique taiwanais est généralement admis. Pourtant, il porte aujourdhui la responsabilité dun certain nombre de grippages de la machine économique et est à la recherche dun nouveau programme pour maintenir son assise. Lancé officiellement en janvier 1995, son projet de centre régional dopération (Asian Pacific Regional Operation Center ci-après APROC) représente lessentiel de sa politique économique, et sannonce de fait comme lélément clé du programme économique de Lee Teng-hui. Néanmoins dans sa plate-forme de campagne Mettre en oeuvre le grand Taiwan (jingying da taiwan) (2) le chapitre consacré à léconomie accorde une place secondaire au développement de ce plan et la question du commerce entre les rives est passée sous silence, noyée au sein dune incitation générale à investir en Asie. Lee insiste davantage sur les notions déquilibre, de solidarité et de respect de lenvironnement. Aucune réforme de fond nest annoncée; il sagit seulement de renforcer les tendances économiques existantes, telles que lintégration économique régionale. La participation du KMT dans les entreprises publiques rend la réforme intérieure délicate, et Lee ne porte pas laccent de sa campagne sur ce point. Son argumentation sur la justice et la protection sociales est plus conséquente car elle se fonde sur un bilan plus positif: le niveau de vie a globalement augmenté et différents systèmes dassurance maladie et de retraite se mettent progressivement en place. Néanmoins lampleur de la corruption et laugmentation des inégalités ne permettent guère au KMT de se poser comme un modèle déquité.
Le PDP sest érigé en dénonciateur de linefficacité économique du KMT et de la collusion entre le Kuomintang et les milieux daffaires (voire le milieu tout court). Aussi langle dattaque économique et social représente-t-il pour lui une donnée primordiale, une des seules capables de combler le vide grandissant laissé par le decrescendo de la revendication indépendantiste. Le programme de ce parti Donner une chance à Taiwan (gei taiwan yige jihui) (3) consacre une large part à léconomie, qui nécessite daprès lui une réforme de fond. Largumentation est fondée sur une critique du bilan économique du KMT qui souvre par un chapitre répertoriant les affaires de corruption mises au jour. Le projet dAPROC est contesté point par point : les monopoles dEtat gênent la libéralisation des différents secteurs; les infrastructures sont insuffisantes et ralentissent la réalisation de projets de grande envergure; ladministration est impuissante à faire appliquer les nouvelles réglementations; enfin, la fuite des capitaux hors de Taiwan est encouragée. La priorité doit être donnée à une privatisation des entreprises dEtat et à une amélioration des méthodes de gestion. En insistant sur la nécessité dun marché entièrement libéré de toute contrainte étatique, ce programme a également pour but de fragiliser parallèlement lassise du KMT, que le PDP peut de moins en moins dénoncer pour son attachement à la réunification. Le parti se considère aussi comme le champion de la justice sociale dont il a, selon lui, toujours fait une priorité. Au cours de la campagne, Peng a réitéré les objectifs du PDP qui concernent la réorganisation et lextension du système de retraite, la lutte pour légalité des sexes dans la société, la protection sociale, la liberté syndicale et dautres points de droit du travail. Parallèlement, il veut préserver la main doeuvre locale en restreignant limmigration des travailleurs continentaux et en renforçant les quotas en vigueur pour les immigrants dautres provenances. Il soppose à la société de corruption et de privilégiés qua créée Lee pour mettre en place un plan de protection qui inclut lensemble de la population (4). Le KMT a su néanmoins reprendre et commencer à appliquer certaines des idées du PDP, notamment la création dune sécurité sociale, tandis que le Nouveau parti a fait de larges incursions également dans ce domaine. Le PDP ne parvient donc plus à se poser en leader incontesté sur ce terrain.
Les deux candidats indépendants ont souffert dun handicap de départ: issus du régime en place ils ont néanmoins dû se dissocier de son bilan. Leur discours na pas pu porter uniquement sur lunification, question sur laquelle leur opinion demeure controversée, aussi les problèmes économiques et sociaux ont-ils représenté également un point dancrage. Soutenu officiellement par le Nouveau parti, Lin Yang-kang sest exprimé contre la corruption, mais son discours économique a pris le pas sur sa politique sociale. Son programme Le nouveau leadership (xin lingdao) (5) retrace lévolution économique depuis la fin de la guerre et en explique les blocages contemporains en termes de théorie du développement, en négligeant toute référence au rôle du KMT. Tout en sappuyant sur le bilan actuel, il donne de nouvelles orientations qui privilégient la restructuration intérieure de léconomie taiwanaise et négligent le commerce avec le continent, qui noffre pour lheure à ses yeux pas suffisamment de retours de bénéfices.
Chen Li-an se positionne davantage sur la scène sociale et envisage une redéfinition des rôles à la fois de lEtat et du citoyen, dont il veut renouveler les vertus éthiques. Il sadresse en particulier à des catégories traditionnellement peu politisées de lélectorat, les femmes et les jeunes. Son Projet économique et commercial (jingmao lantu) (6) privilégie les petites et moyennes entreprises qui doivent représenter la cible de lactivité macro-économique gouvernementale, les exportations et lintégration régionale de manière générale, y compris avec la Chine populaire. Les deux candidats se sont donc nettement démarqués lun de lautre, mais nont pas engagé directement de polémique sur le terrain économique et social avec le KMT. On peut se demander sils confirment en ce sens leur acclimatation difficile à lélectorat du Nouveau parti (dont le candidat sest retiré dès le début de la campagne) ou sils traduisent la difficulté de ce dernier à définir une position tranchée par rapport au parti dirigeant dans ce domaine.
Un consensus mou
Le programme économique et social des différents candidats aurait pu se révéler une plateforme efficace contre Lee, mais si ceux-ci ne sont guère parvenus à lutiliser, cest dabord quil semble exister un certain consensus national sur les problèmes économiques et sociaux du moment et sur la manière de les résoudre. Ces questions rassemblent plus quelles nopposent les formations politiques.
Il sagit en premier lieu de la nécessité de deréglementer léconomie et de privatiser les entreprises des grands secteurs publics. Tel est le coeur de lAPROC défini par ladministration de Lee Teng-hui, telle est lidée centrale de la restructuration proposée par le PDP, repris également par les candidats indépendants. Néanmoins la méthode adoptée varie, linitiative est à lEtat pour le KMT comme pour Lin et dans une moindre mesure Chen, aux entrepreneurs privés pour le PDP. Se profile ainsi le maintien dune tradition dintervention de lEtat, dont les entreprises ne peuvent être rapidement privatisées, ne serait-ce que parce que leurs résultats sont souvent mauvais et que le volume de la bourse ne permet pas dabsorber une quotation massive sur le marché.
Laffirmation du rôle de lEtat apparaît singulièrement à propos du système de protection sociale. Face au coût croissant dun plan appelé par tous à couvrir lensemble de la population, lengagement de lEtat doit progresser, à laide dimpôts sur les hauts revenus ou les grandes fortunes (PDP, Lin), avant dêtre secondé par le secteur privé (Lin, Chen) (7).
La défense des petites et moyennes entreprises et la mise en place des conditions nécessaires à leur développement constituent le troisième point de consensus. Lacquisition de terrains par ces entreprises est une préoccupation pour tous les candidats; elle doit être relancée par une politique de désinflation du prix du terrain ainsi que des facilités de prêt. Leur financement pose un problème récurrent et une partie des capitaux versés aux entreprises publiques ou investis à létranger devrait leur revenir davantage. Leur rôle dans léconomie taiwanaise est réaffirmé, de même que leur vocation à exporter.
La place importante de léconomie dans les échanges internationaux est un dernier sujet de consensus mais napparaît pas toujours comme une priorité. La diversification des échanges en Asie et particulièrement vers le sud est un objectif partagé, même si les positions vis à vis du commerce entre les deux Chine divergent. Lintégration de Taiwan dans le circuit économique mondial représente pour tous une condition de son indépendance politique.
Un débat esquivé
Enjeu politique essentiel, le débat économique et social a manqué en fait de profondeur et de matière, car il nest pas enraciné dans de réelles divergences de positions. Faute davoir su personnaliser et approfondir leur programme, les candidats dopposition et particulièrement Peng Ming-min nont pas pu tirer parti des faiblesses du bilan économique et social du KMT, ni surtout le porter sur le devant de la scène. Il fut dès lors plus facile à Lee Teng-hui desquiver le débat. Celui-ci put ainsi sans peine centrer son discours sur lidentité de lîle et fut bien aidé en cela, une fois encore, par les tirs de missiles communistes. Pourtant, labsence dun programme alternatif et léchec sans appel de Chen Li-an, seul candidat à fermement ancrer sa campagne sur un thème plus social et éthique que politique, suggèrent que lattention des citoyens taiwanais nétait décidément pas attirée par des problèmes de nature économique et sociale. La première démocratie chinoise avait avant tout un principe dexistence politique à défendre.