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Le retour des héros

by  Michel Bonnin /

Ces dernières semaines, il est apparu qu’une vague de nostalgie s’était emparée des milieux dirigeants de Pékin, et notamment des responsables de la propagande. La mode “rétro” fait fureur chez les idéologues et les modèles qui se vendent le mieux, inondant les pages de journaux et les écrans de télévision, ce sont justement les modèles et autres héros socialistes. En fait, depuis la mort de Mao, on n’avait pas connu une telle débauche de bons sentiments dans les médias. Non seulement on reparle avec nostalgie des anciens héros qui ont beaucoup servi, comme Lei Feng ou Jiao Yulu (1), mais surtout on en trouve de nouveaux tous les jours. On fête également en grande pompe le premier anniversaire de l’appel lancé par Jiang Zemin et par le Comité central du Parti pour prendre modèle sur Kong Fansen, le bon cadre communiste, dont les exploits ont donné lieu à un film ainsi qu’à une série télévisée qui passent en ce moment sur les écrans.

Avant de chercher à comprendre la signification de ce phénomène récent, voyons les formes qu’il prend, à travers quelques échantillons de ces vies exemplaires.

Vies de quelques illustres héros...

Lei Feng ou les vertus de la vis (pour mémoire)

Il est conseillé au lecteur de se reporter à la présentation ô combien édifiante de Lei Feng par Françoise Naour (2). Cependant, comme Lei Feng est l’archétype (et le prototype) des nombreux héros qui l’ont suivi, un bref rappel nous paraît nécessaire.

Contrairement aux modèles présentés ci-dessous, il n’est pas du tout certain que celui-ci ait simplement existé en chair et en os. Mais c’est ce qui lui donne cette pureté exceptionnelle d’image pieuse. Selon la légende, il serait né en 1940 dans une famille de paysans pauvres et serait devenu rapidement orphelin, son père ayant été tué par les Japonais et sa mère acculée au suicide par le fils du propriétaire foncier pour lequel elle travaillait. Lei Feng est sauvé par le Parti qui le nourrit et l’élève comme une mère. Il entre à l’Armée, où il devient chef d’escouade et membre du Parti communiste. Il étudie assidûment les oeuvres du Président Mao, ce qui lui permet de pratiquer une extrême frugalité, de se débarrasser de tout égoïsme et de se dévouer entièrement à la cause révolutionnaire et au service du peuple. Son idéal est “d’être à jamais une vis révolutionnaire qui jamais ne rouille”. Il le met en pratique par l’intermédiaire d’innombrables bonnes actions, qui, mises bout à bout, constituent une sorte de “vie de saint”, de saint boy-scout. Les grands exploits ne sont pas pour lui. Lei Feng est le héros d’un temps de paix, mais aussi d’une époque de famine. Il doit enseigner au peuple à se contenter de peu, à obéir au Parti, à laisser le Comité central, et surtout Mao, penser à sa place. Lei Feng meurt le 15 août 1962 par accident. Son adjoint, Wang Dali, devient son premier émule. Le 7 janvier 1963, le Ministère de la Défense nationale baptise l’escouade dont il était responsable “classe Lei Feng”. Le 5 mars 1963, Mao Zedong écrit l’épigraphe: “Prenons modèle sur le camarade Lei Feng”. L’immortalité de la “petite vis” est assurée.

Kong Fansen Le modèle des cadres dirigeants

Par ses origines, Kong Fansen ressemble assez à Lei Feng. Il fait partie de la même génération et de la même classe sociale: il naît en 1944 dans une famille de paysans pauvres. Il est lui aussi largement élevé par le Parti et entre à l’Armée où il devient membre du Parti communiste. Mais, contrairement à Lei, il ne reçoit pas de poteau télégraphique sur la tête, si bien qu’il est démobilisé et se retrouve cadre local dans sa région d’origine, au Shandong. Il quitte alors les traces du soldat-modèle (mais pas son enseignement) pour suivre celles de Jiao Yulu, l’archétype du bon cadre des années 50-60. Sa spécificité, cependant, ce qui le rend si utile pour les services de propagande aujourd’hui, c’est d’être un cadre des régions-frontières, un “modèle d’avant-garde pour l’union des nationalités”.

En 1979, en effet, le Parti décide d’envoyer au Tibet un grand nombre de cadres de l’intérieur et Kong, alors directeur-adjoint de la propagande dans la région de Liaocheng, accepte de partir. “Il savait parfaitement que le Tibet était loin, que la vie y était dure, il savait ce que signifie être éloigné de sa terre natale et de sa famille. Mais il savait encore mieux qu’il répondait aux besoins de la patrie et du peuple, à l’appel du Parti”(3).

Envoyé dans une région très dure, à 4700 mètres d’altitude, il s’entend bien avec les autochtones et fait tout pour les aider à développer leur économie. Un jour, il tombe de cheval et est sauvé par des Tibétains qui le portent sur une civière pendant 30 kilomètres jusqu’à l’hôpital le plus proche. Lorsqu’il est rappelé au Shandong en 1981, ses administrés pleurent. Lui-même fait savoir qu’il serait prêt à retourner chez ces gens qui lui ont sauvé la vie.

En 1988, on lui demande effectivement de repartir comme chef des cadres du Shandong envoyés là-bas. Il répond: “Je suis cadre du Parti, j’obéis aux décisions de l’organisation”. Pourtant, ce départ pose des problèmes familiaux: sa vieille mère a près de 90 ans, ses trois enfants ne sont pas encore adultes et sa femme malade a subi plusieurs opérations. Les larmes de son épouse coulent “comme les perles d’un collier brisé”, lorsqu’elle comprend qu’il va de nouveau la quitter, mais elle accepte son sort, pour le pays. Ses adieux avec sa mère sont particulièrement émouvants:

“- Mère, je dois quitter la maison. Je pars très loin, très loin. Il faut passer beaucoup de montagnes, beaucoup de fleuves.

- Tu ne peux vraiment pas faire autrement? lui demande sa mère à regret en lui caressant la tête.

- Je ne peux pas, mère, je suis du Parti, répond-il, la gorge nouée.

- Alors, pars. Les affaires publiques, on ne peut pas les reporter. Emporte assez de vêtements et de biscuits, et surtout ne bois pas d’eau froide en chemin!...

Pensant qu’il voit peut-être sa vieille mère pour la dernière fois, Kong Fansen ne parvient plus à contrôler son émotion. Il tombe à genoux devant elle, avec un “boum”: “Depuis les temps anciens, on ne peut être à la fois un bon fils et un bon ministre. Mère, prenez bien soin de vous!” Ce disant, les yeux emplis de larmes, il se prosterne profondément devant sa mère et frappe le sol du front.” (4)

Ce digne descendant de Confucius (qui, comme lui, était un Kong du Shandong) devient vice-maire de Lhassa, où il se dépense sans compter pour améliorer la vie de la population. En 1991, il est victime d’un premier accident de voiture et subit un choc au cerveau. Mais il se relève tout fiévreux pour aller à vélo inspecter une école.

En 1992, un tremblement de terre frappe la région. Il se rend sur les lieux et trois orphelins tibétains se jettent dans ses bras en pleurant. Kong Fansen console les trois enfants: “Le Parti ! Cest le Parti qui est votre famille. Il vous donnera à manger, de quoi vous vêtir et vous loger et vous enverra à l’école”. Il demande d’abord aux cadres locaux de s’occuper d’eux, puis décide de les adopter et de les amener à Lhassa. Ainsi, lorsqu’il rentre du travail, il doit seul s’occuper d’eux, leur faire à manger et surveiller leurs devoirs. N’ayant qu’un lit, il le partage avec eux. Lorsque le plus jeune, qui n’a que cinq ans, fait pipi au lit, il change les draps, sans se plaindre. Il les promène et s’occupe de leur éducation morale. Le maire, voyant que la charge est trop lourde pour Kong prend avec lui le plus grand.

Mais, comme le vice-maire donne de l’argent aux miséreux partout où il passe, il n’en a pas assez pour élever les deux orphelins. Aussi, au printemps 1993, se décide-t-il à aller vendre son sang à l’hôpital militaire de Lhassa. L’infirmière lui dit qu’il est trop vieux mais il insiste et elle finit par accepter. Alors, “le sang rouge s’écoule lentement du corps de Kong Fansen pour passer dans l’aiguille, puis dans le tube. Il s’agit du sang d’un membre du Parti communiste, du sang qui coule des veines d’un cadre dirigeant peinant nuit et jour à la tâche!”(5)

A la fin de sa mission à Lhassa, au lieu de rentrer au Shandong, il demande lui-même à prolonger son séjour et à aller là où les conditions sont les plus dures. Il devient donc chef de l’administration et secrétaire du Parti de la région d’Ali. Là encore, il donne toute son énergie pour tenter de développer l’économie et tout son argent pour aider les malheureux. Début 1994, au moment où les réformes économiques préparées par Kong commencent à être mises en oeuvre, une tempête de neige s’abat sur la région. De nombreux animaux et certaines personnes meurent de froid. Notre bon cadre se rend dans tous les endroits touchés. Il voit un jour une vieille Tibétaine qui, par -20°, a mis sa propre veste sur le dos d’un agneau afin de le protéger. Kong ravale ses larmes (qui risqueraient de geler) et se précipite vers sa jeep où il enlève son sous-vêtement d’une pièce en laine (caleçon-gilet) qu’il donne ensuite à la sinistrée. “La vieille mémé tend ses deux mains déjà gelées pour recevoir ce vêtement qui porte encore la chaleur du corps de Kong Fansen; elle reste ainsi longtemps, les lèvres tremblantes, sans proférer une parole”(6).

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Kong ait été nommé par le Conseil des affaires d’Etat en septembre 1994 “modèle d’avant-garde pour l’union des nationalités”. Mais il ne recevra jamais sa médaille car le Destin avait décidé d’en faire un martyr. Le 29 novembre 1994, à l’âge de 50 ans, il meurt d’un accident de voiture au Xinjiang où il s’était rendu pour une mission d’enquête.

La population locale le pleure amèrement, de même que ses collègues. Il laisse à sa mort en tout et pour tout 8,6 yuans. En dix ans de travail au Tibet, il n’avait pratiquement pas envoyé un sou à sa famille. Tout ce qu’il ne dépensait pas, il le donnait aux masses tibétaines. Il a donc bien mérité ses surnoms de “Lei Feng de l’ère nouvelle” et de “Jiao Yulu des années 90”.

Le 29 avril 1995, Jiang Zemin, au nom du Comité central du Parti et flanqué des autres membres du comité permanent du Bureau politique, déclare au cours d’une grande réunion à l’Assemblée nationale populaire: “Le camarade Kong Fansen est un modèle pour l’ensemble de notre Parti. Nous devons lancer des activités destinées à l’émulation des actions exemplaires du camarade Kong Fansen, semblables à celles d’autrefois pour l’émulation de Jiao Yulu et de Lei Feng”. Un an plus tard, le 26 avril 1996, une réunion est organisée par le Département de l’organisation et celui de la propagande pour faire le bilan des activités passées et prévoir l’approfondissement du mouvement. La presse est remplie d’articles à son sujet, dont un éditorial du Quotidien du Peuple du 16 avril. Il occupe donc encore la première place parmi les “héros” récents. Les autres modèles présentés ci-dessous ne peuvent pas rivaliser avec lui. Ils ont notamment le handicap d’être encore vivants.

Xu Hu Le modèle des simples ouvriers

Xu Hu, 46 ans, est lui aussi de bonne origine sociale, selon les critères maoïstes: son père était ouvrier et sa mère maraîchère. En 1975, il quitte la banlieue pour être embauché à Shanghai comme plombier-électricien au service des réparations du Bureau municipal de gestion des logements.

Confronté aux nombreux problèmes auxquels doivent faire face les habitants des appartements vétustes de la métropole de Chine orientale, il fait de son mieux, animé par la conscience professionnelle que son père lui a enseignée. Certes, la première fois qu’il doit réparer des toilettes bouchées, il trouve ça peu appétissant, mais la joie et la gratitude des gens qu’il a dépannés lui réchauffent le coeur.

“Xu Hu avait compris cette vérité: ‘il n’y a pas de petites affaires pour le peuple. En tant que plombier-électricien, je suis en contact avec une nombreuse population. Je dois utiliser mes deux mains pour apporter aux habitants la chaude sollicitude du Parti et du gouvernement.’ Il a porté vers un nouveau sommet le principe directeur des communistes qui est de servir le peuple de tout son coeur. Autrefois, tous ceux qui venaient demander la réparation de toilettes bouchées devaient payer une caution. En effet, ce travail nécessitait généralement de dévisser la cuvette et comme les cuvettes sont en porcelaine (et donc fragiles) et que les vis sont fréquemment rouillées ( et donc difficiles à dévisser), le taux de casse était élevé et tout remplacement était à la charge des résidents. Xu Hu trouvait que ces dizaines de yuans constituaient une bien grosse somme! En outre, les nouvelles cuvettes étaient fixées avec du ciment qui demandait au moins 24 heures pour se solidifier. En d’autres termes, pendant 24 heures, on ne pouvait pas utiliser la cuvette. Et Xu Hu se demandait: ‘Comment cette famille peut-elle faire pour aller aux toilettes?’ Pensant à cela, Xu Hu commença à réfléchir à l’amélioration des outils” (7). Il inventa alors un crochet qui permettait de déboucher les cuvettes sans les déplacer et donc sans les casser.

Mais Xu Hu ne se contente pas de faire consciencieusement son travail (ce qui tient déjà du miracle de la part d’un plombier chinois...). En 1985, il fait une chose inouïe: constatant que beaucoup de gens doivent attendre le lendemain quand ils ont un problème urgent le soir, il installe trois boîtes à lettres dans lesquelles les habitants peuvent déposer un mot en cas de besoin urgent de réparation. A 7 heures, tous les soirs depuis 11 ans, il ouvre ces boîtes et pendant deux heures il travaille bénévolement. Ainsi, il a passé en tout 7500 heures de repos à résoudre 2161 problèmes de plomberie ou d’électricité (8).

Pas étonnant qu’il soit surnommé “l’ange de la nuit” ou “le soleil qui se lève à 7 heures du soir”. Xu Hu, en outre, ne prend pratiquement pas de vacances. Ainsi, en onze années, il a passé huit réveillons du Nouvel an chinois à réparer des toilettes, des tuyaux, etc. Tout cela, bien sûr, ne serait pas possible sans le sacrifice de sa femme (également membre du Parti et travaillant dans la même administration), et de sa fille. Xu est d’autant plus occupé qu’il doit également suivre des cours de formation pour travailleurs modèles. Il est montré en exemple par les responsables municipaux si bien qu’il y a maintenant un Xu Hu n°2, un Xu Hu n°3, etc. Au début de l’année, le Comité de la Ligue des Jeunesses communistes du département du logement de la ville a organisé un concours d’émulation. Quatorze “petits Xu Hu” ont été sélectionnés, un par quartier. Depuis février, ils ont commencé à imiter les “boîtes aux lettres” de Xu Hu en modernisant le système: on peut les appeler par leurs pagers et ils accourent. Avec Xu Hu lui-même, ils forment maintenant un “réseau Xu Hu” qui couvre la ville (9). Xu Hu est non seulement un modèle shanghaïen (le comité municipal du Parti a appelé tous les communistes et toute la population de la ville à prendre modèle sur lui) (10), mais il est en train de devenir un modèle national. Un “Séminaire d’étude des actes méritoires de Xu Hu” s’est tenu à Pékin le 18 avril 1996, organisé conjointement par le département de la propagande du Comité central, par le ministère de la construction et par le comité du Parti de Shanghai (11).

Gong Judong

Lei Feng réincarné

De tous les modèles qui surgissent aujourd’hui comme pousses de bambou après la pluie, celui qui rappelle le plus Lei Feng est certainement Gong Judong (12), ne serait-ce que parce que, comme lui, il est soldat et d’origine paysanne. Mais, signe du changement d’époque, notre nouveau Lei Feng est devenu un intellectuel puisqu’il a fait des études supérieures (même si c’est dans une obscure université locale). Il semble très imprégné, cependant, des valeurs maoïstes: en tant qu’intellectuel, il cherche avant tout à s’unir avec les masses et il éprouve une grande admiration pour l’Armée de Libération. C’est ainsi qu’au lieu de se contenter du poste de cadre d’Etat qu’on lui avait fourni à la fin de ses études de sciences politiques, il a demandé en 1992 à entrer dans l’Armée comme simple soldat. Les termes qu’il emploie pour justifier cette décision sont ceux de l’époque maoïste: se former dans cette grande école qu’est l’Armée et répondre au besoin de jeunes gens éduqués à la base. L’exercice physique l’attire également. Au début, ce fut très dur: il vomissait à mi-chemin du parcours de course. Mais aujourd’hui ses résultats sportifs sont parmi les meilleurs et, par ailleurs, ses connaissances intellectuelles lui permettent de former ses camarades à la théorie du socialisme aux couleurs de la Chine, de leur enseigner la bonne conception du monde, le sacrifice patriotique et l’esprit de lutte acharnée. Comme Lei Feng, il est devenu chef d’escouade. Il a demandé à s’occuper d’un soldat qui avait de mauvaises habitudes (il était dépensier et paresseux). Il lui a parlé de la glorieuse tradition de l’Armée populaire de libération, l’a emmené écouter des cours de formation aux bonnes valeurs. Il s’est occupé de lui comme d’un jeune frère et lorsque ce soldat s’est foulé la cheville, il lui a régulièrement préparé des bains chauds et massé le pied. Un jour où l’eau avait été coupée, le soldat Ge a refusé qu’il lui masse le pied en disant: “Mon pied pue trop”. Mais Gong lui a rétorqué: “Qu’est-ce que ça peut faire? Ce qui compte c’est que tu puisses reprendre bientôt l’entrainement!” Et, disant cela, il lui a enlevé sa chaussure, a pressé son pied contre son sein et l’a massé avec force. Ge était si ému qu’il en a pleuré. Le résultat est que Ge a été transformé, qu’il est devenu lui-même un modèle et a été promu sous-chef d’escouade.

En trois ans, Gong a formé bien d’autres soldats modèles. Il participe également au “projet espoir” en payant tous les frais de scolarité d’une petite paysanne. Au Nouvel an chinois de 1995, il a aidé un aveugle à trouver la sortie de la gare de Shanghai et, comme le pauvre homme allait dans un endroit peu pratique d’accès, il l’a emmené en taxi et a même fourré 20 yuans dans sa poche en le quittant. Il a également empêché un incendie de se développer en cassant avec son pied la porte d’un appartement. Son mollet saignait abondamment, mais alors que ses hommes voulaient le bander, il leur hurla: “Ne vous occupez pas de moi! Ouvrez vite la porte pour arrêter le feu!”. De même, après une nuit de garde, il a aidé pendant toute la journée un enfant de six ans qui avait perdu sa mère à la retrouver. On ne sait pas combien de bonnes actions de ce genre il a accomplies, mais ce qui est sûr, c’est que s’il continue comme ça, il va finir par battre le record de Lei Feng. Pourtant, il ne semble pas qu’il puisse espérer obtenir une gloire comparable à celle de la “petite vis”, car les temps ont changé. Il a cependant déjà reçu les titres de “soldat modèle” et de “modèle de l’étude de Lei Feng” pour la région militaire de Nankin.

Li Gaoling

De Lei Feng à Zorro

Le portrait que brosse de Li Gaoling le Quotidien du Peuple donne l’impression d’un modèle un peu excentrique, mais intéressant à plus d’un titre (13). D’une part, c’est un travailleur à son compte (getihu), ce qui jusqu’à présent ne semblait pas prédisposer à devenir modèle; d’autre part, sa passion pour la capture des voleurs pose le problème de plus en plus aigu de l’insécurité en Chine.

Quadragénaire, cet ancien ouvrier de Qingdao est devenu chauffeur de taxi à son compte depuis quatre ans. Il aime participer: membre de la Conférence politique consultative de la municipalité et député de son quartier, il est aussi directeur de l’Ecole Lei Feng et chef du groupe d’étude de Lei Feng des chauffeurs de taxi, entre autres. La personne qu’il aime le plus est Lei Feng et ses lectures favorites sont deux des classiques maoïstes les plus lus: “Servir le peuple” et “A la mémoire de Norman Béthune”. Ce qu’il aime le plus c’est “se mêler de ce qui ne le regarde pas”: en dix ans, il a arrêté près de 400 voleurs et fait des donations pour 160 000 yuans. Son emblème est son taxi, jaune à toit rouge, avec une tête de Lei Feng peinte sur la portière et une enseigne lumineuse sur le toit annonçant: “Service de qualité de niveau national”. A l’avant du capot sont accrochés trois panneaux “voiture-modèle”, qui lui ont été décernés.

Li a le coeur sur la main. Il n’a pas hésité à donner 1000 yuans à une petite fille malade et 10 000 yuans pour la création de l’Ecole Lei Feng. On peut se demander cependant comment il arrive à disposer de telles sommes d’argent lorsque l’on sait qu’au mois de mars il n’a pu travailler que 4 ou 5 jours, tant il était sollicité pour donner des conférences. Lui-même, d’ailleurs, trouve que c’est un peu exagéré, car il doit penser à nourrir sa famille.

On ne sait pas combien de temps lui prend son autre activité favorite, la chasse aux voleurs. En tout cas, elle lui vaut beaucoup d’ennemis, et lui occasionne certainement des frais médicaux. Son corps est couvert de cicatrices que l’on distingue même lorsqu’il est tout habillé, sur son crâne, ses tempes et ses mains. Il a perdu en outre ses quatre incisives. Heureusement, sa réputation l’aide beaucoup. Un jour qu’il avait coincé un voleur et que celui-ci sortait son couteau, il lui a lancé: “Ne fais pas ça, je suis Li Gaoling!”. L’autre a finalement été arrêté, avec l’aide des spectateurs. Le lendemain, les journaux ont rapporté qu’au cri de “Je suis Li Gaoling!”, le voleur, paralysé de peur, s’était laissé prendre. Depuis, il utilise cette méthode tant pour se donner du courage que pour en insuffler aux passants. Le prix qu’il doit payer pour son héroïsme est cependant très lourd. Ainsi, en juillet dernier, quelqu’un a téléphoné à sa mère âgée de 68 ans et lui a dit qu’il venait de mourir dans un accident. La pauvre vieille a été tellement secouée qu’elle en est morte deux jours plus tard. Sa fille est également la cible de menaces.

Mais Li n’aime pas qu’on l’appelle “héros” ou “modèle”. Il considère qu’il ne fait que son devoir et il reconnait qu’il n’est pas parfait: il fume trois paquets de cigarettes par jour et sa femme affirme qu’il est très macho à la maison...

Les bonnes vieilles méthodes d’éducation des masses

Traditionnellement, les penseurs chinois, surtout les confucianistes, estimaient que l’homme n’était ni bon ni mauvais à la naissance, qu’il était essentiellement malléable, et que l’enseignement jouait donc un rôle essentiel pour garantir que la majorité des individus se comportent selon les règles de la société. Cet enseignement moral et pratique était de la responsabilité des parents mais aussi des gouvernants, qui devaient donner le bon exemple. Un support privilégié de la formation morale consistait dans la transmission des hauts faits de héros incarnant au cours de l’Histoire les plus hautes valeurs éthiques. Les communistes chinois ont repris et poussé à l’extrême cette idée de la malléabilité de l’être humain. L’utopie totalitaire maoïste, mêlant stalinisme et tradition chinoise, avait ainsi pour ambition de transformer l’homme et de produire un “homme nouveau” (14). Mao a recouru très largement aux modèles, qu’ils fussent individuels (Lei Feng, Jiao Yulu) ou collectifs (Daqing, Dazhai). Dans les années 70, il a continué à utiliser des héros pour s’opposer aux dirigeants qui voulaient remettre en cause ses mesures politiques les plus impopulaires, comme l’envoi des jeunes diplômés à la campagne ou l’abrogation du système des examens. Dans les années 80, quand le pragmatisme denguiste a remplacé l’utopisme maoïste, le recours aux personnages modèles est devenu beaucoup plus limité, bien qu’il ait continué dans le cadre de la formation morale des citoyens.

Le regain du “culte des héros” apparaît donc comme un retour aux bonnes vieilles méthodes de la part d’un régime désemparé par les conséquences sur la mentalité des Chinois d’une quinzaine d’années de réforme économique sans réforme politique. Confrontés à un effondrement moral et à une dégradation de l’ordre public qui, à juste titre, les effraient, les dirigeants actuels ont choisi le repli sur les valeurs traditionnelles, socialistes mais aussi nationalistes.

Conscients du décalage historique entre le retour à des modèles hérités des années 50-60 et l’évolution des moeurs et des mentalités, les idéologues d’aujourd’hui s’efforcent de montrer qu’on a tort de considérer ces modèles comme dépassés et que leur culte est justifié. Bien souvent, le nationalisme est appelé au secours du conservatisme politique. Dans un article précisément intitulé “On aimerait un peu plus de culte des héros”, l’auteur s’exclame: “Combien de héros modèles se succédant pour oeuvrer à la cause de l’indépendance nationale et de la puissance de la patrie (...) ont été nourris dans le long fleuve des 5000 ans d’histoire de la nation chinoise?” Et d’égrener une longue liste partant de Qu Yuan pour aboutir à Lei Feng. “Avoir le culte de ces personnages éminents qui se sont entièrement dévoués à la cause de la patrie et du peuple est sans aucun doute très utile pour élever la qualité de la nation tout entière, pour établir de bonnes pratiques sociales et des règles de comportement moral.” L’auteur se lamente sur l’esprit de l’époque actuelle: on se moque des héros, on émet des doutes sur la réalité de leurs hauts faits, on “découvre” que la Longue Marche n’a pas été aussi dure qu’on le dit, on étale les petits défauts des héros et on va même jusqu’à en inventer. Après avoir rappelé que “la Chine est une nation qui a le culte des héros”, il conclut: “Une nation sans héros est une nation pitoyable. Une nation qui a des héros mais qui les tourne en dérision est tout aussi pitoyable” (15).

Le mouvement actuel a donc un aspect nettement “réactionnaire”, dans le sens où son objectif est de réagir à une évolution puissante touchant l’ensemble de la société pour tenter de l’enrayer. La jeunesse est particulièrement visée, et l’on regrette fréquemment qu’elle contienne plus de fans d’Andy Lau ou d’autre chanteurs pop que d’admirateurs de Lei Feng: “De nombreux jeunes connaissent sur le bout des doigts les goûts, les habitudes et la vie privée des vedettes de la chanson, mais ne savent pas qui sont Wang Jie ou Liu Yingjun” (16). Un autre auteur affirme: “Aujourd’hui, il y a des gens, surtout des jeunes gens, qui choisissent mal leurs modèles, car la conscience ‘héroïque’ et ‘d’avant-garde’ s’estompe. Ils prennent pour idoles des ‘vedettes’ qui n’ont pas une morale élevée ou bien des richards (dakuan) qui dépensent leur argent en beuveries et autres amusements” (17).

On cherche donc à remettre à la mode les valeurs socialistes, et surtout maoïstes, contre certaines tendances considérées comme néfastes de la société actuelle. Chaque héros est là pour incarner ces valeurs générales mais aussi des valeurs spécifiques destinées à s’opposer aux mauvaises tendances de la catégorie sociale à laquelle il appartient.

Les médias se font l’écho de l’inquiétude des officiels mais aussi d’une bonne partie de la population à l’égard de ces tendances. Ainsi, à propos de Xu Hu, un auteur écrit: “Ces dernières années, le culte de l’argent et l’individualisme extrême empoisonnent l’atmosphère sociale. Certains n’ont qu’une notion trouble ou même carrément inversée du Bien et du Mal” (18). Mais les organes de la propagande, condamnés à “l’optimisme révolutionnaire”, se sentent obligés de nier l’ampleur du problème, ce qui les amène à affirmer contre toute évidence et contre toute logique que “la grande majorité” des gens suivent les exemples des héros et que seule une petite minorité est mauvaise (19). Dans ce cas, on voit mal à quoi servirait de faire tant d’histoires à propos de ces héros et de dépenser tant d’énergie à promouvoir leur image (20). Cette contradiction se reflète dans les qualificatifs appliqués aux modèles, tantôt “exceptionnels” (youxiu), “supérieurs aux autres” (gao yu ren), tantôt “très ordinaires” (puputongtong, pingfan).

Des boussoles qui indiquent le Sud

En fait, le décalage est si grand aujourd’hui entre la réalité et les valeurs d’un autre âge véhiculés par ces modèles qu’on pourrait dire qu’ils font tout ce que la plupart des gens ne font pas et réciproquement. Ainsi, si l’on veut saisir la réalité socio-politique de la Chine d’aujourd’hui, il suffit de les lire à l’envers comme ces boussoles chinoises qui indiquent traditionnellement le Sud au lieu du Nord. Un article officiel récent met le doigt sur ce côté irréel et idéaliste des modèles : “Tout le monde souhaiterait , quand il se rend dans un organisme dirigeant, rencontrer un dirigeant comme Li Runwu; quand il a des toilettes bouchées, tomber sur un plombier comme Xu Hu; quand il va faire des courses, être servi par Zhang Binggui; quand il doit aller à l’hôpital, être soigné par un médecin comme Zhao Xuefang (...). Il s’agit de souhaits raisonnables, pas d’exigences démesurées. Et pourtant, dans la vie réelle, les choses ne se passent généralement pas comme ça. Parfois, elles sont même à l’opposé, et les gens que vous rencontrez vous mettent dans une colère noire” (21).

A cet égard, le cas de Kong Fansen est particulièrement typique.

Face au développement énorme de la corruption parmi les cadres chinois et à la perte de prestige du Parti qui en est la conséquence, Kong a été sanctifié pour tenter de réinsuffler chez les cadres les vertus traditionnelles du bon fonctionnaire et, par ailleurs, pour redorer le blason du Parti communiste auprès des masses. Le contraste est frappant entre les 8,6 yuans laissés par Kong à sa mort et les millions détournés par Wang Baosen, l’ancien vice-maire de Pékin, dont la corruption et les moeurs dépravées ont été portées partiellement à la connaissance du public à la suite de son suicide. La population a d’ailleurs inventé toutes sortes de plaisanteries politiques où l’on met en parallèle les deux “sen”. Elles insinuent toutes que le modèle réellement suivi par les cadres est Wang Baosen. Peu avant le lancement du mouvement d’émulation de Kong, Jiang Zemin, répétant une phrase de Deng Xiaoping, avait déclaré: “Si nous n’y prenons pas garde, la corruption peut tuer le Parti” (22). De fait, le degré de corruption est aujourd’hui tel que l’honnêteté d’un cadre peut suffire à en faire un modèle. Ainsi Wei Zhaohe, directeur de la société commerciale de l’industrie textile de la ville d’Anshun (Guizhou) est présenté comme un modèle car, depuis février 1992, il a rendu à son entreprise 1,19 million de yuans de commissions qu’il avait reçus pour la signature d’une soixantaine de contrats. Ce qui montre a contrario que les autres cadres d’Etat placés à ce type de postes se mettent les commissions dans la poche. D’ailleurs, les employés de sa société disent: “S’il était intéressé, il pourrait facilement devenir très riche” (23).

Tous les cadres modèles sont donc des cadres non corrompus et animés de la volonté de “servir le peuple de tout leur coeur”, formule consacrée depuis l’époque maoïste, mais qui paraît aujourd’hui terriblement désuète à la population.

La sanctification de Kong Fansen a aussi pour objectif spécifique de nier les mauvaises relations entre Chinois et Tibétains. Kong était, dit-on, particulièrement aimé des autochtones dont il était très proche. Un jour, une vieille Tibétaine lui dit: “ La nouvelle société est vraiment mieux que l’ancienne. Un bengbula (haut fonctionnaire) comme toi, avant la Libération, je n’aurais même pas pu l’apercevoir!” (24). Kong est également utilisé pour rappeler aux cadres du Parti qu’ils ont le devoir d’aller travailler dans les régions difficiles et notamment dans les régions frontières, si le Parti le leur demande. Ainsi, dans le bilan d’une année d’émulation de Kong Fansen, il est noté que 600 cadres de sa région d’origine, Liaocheng, se sont portés volontaires pour partir dans les régions frontières et que 50 étudiants de l’Université du Tibet se sont portés volontaires à la fin de leurs études pour aller servir à la base dans les régions pauvres où Kong avait travaillé (25). On sait qu’en fait, les autorités doivent exercer de fortes pressions pour obtenir le départ des fonctionnaires dans ces régions et que depuis de nombreuses années, elles ont été contraintes de donner divers avantages en échange, surtout en ce qui concerne le Tibet.

Les héros contre les forces du Mal

Il est en revanche beaucoup plus facile de trouver des volontaires pour aller travailler à Shenzhen, où le niveau de vie est élevé et les occasions de gagner de l’argent nombreuses. On aurait tort cependant de croire qu’il n’y a pas de Lei Feng ou de Jiao Yulu à Shenzhen. En effet, les cadres les plus méritants sont évidemment ceux qui sont le plus exposés à la corruption et qui y résistent. En ce domaine, les fonctionnaires qui travaillent au contact de l’étranger sont particulièrement vulnérables et surtout ceux qui se trouvent juste à la frontière avec ce lieu de perdition qu’est Hong Kong. Ainsi de Chen Guanyu, la “Lei Feng vivante de la rue sino-britannique”, rue qui sert de frontière entre Hong Kong et Shenzhen dans le quartier de Shataukok (Shatoujiao). A ce point de contact extrême, elle a bien du mérite à rester pure, mais, heureusement, depuis trente ans, elle a juré d’être “la petite soeur de Lei Feng” (26). La brigade de la police armée de ce même quartier est particulièrement héroïque. En effet, “Shataukok est le point de choc du violent combat qui oppose les deux systèmes sociaux, les deux idéologies et les deux styles de vie. La culture et le style de vie pourris de la classe capitaliste exercent une pression et une influence constantes sur les combattants”. Cependant, “les cadres et les combattants de cette brigade, face à une situation particulièrement difficile, résistent avec force à la corruption par la mentalité capitaliste pourrie et passent avec succès le test ‘de l’alcool et des femmes’” (lü jiu hong deng, littéralement: “de l’alcool vert et des lanternes rouges”).

Ainsi, depuis 1991, la brigade a refusé plus de 3,5 millions de yuans de pots-de-vin qu’on lui offrait. Elle a accompli de nombreuses bonnes actions en refusant également toute récompense. De même, elle a décliné 160 invitations à des banquets, au cabaret ou au dancing émanant de l’administration locale, de managers d’entreprises ou de patrons d’usines. Ses combattants ne fréquentent d’ailleurs “ni les cabarets, ni les dancings, ni les cinémas-vidéo, ni les salons de coiffure”. Ils poursuivent les traditions de simplicité et de frugalité de l’Armée chinoise. Ils réparent les vieilles pelles à poussière, reprisent leurs vêtements, recousent leurs chaussures et cultivent leurs propres légumes. Leur champ se trouve sur un terrain bien situé, pour la location duquel un patron propose 100 000 yuans par an. La somme n’est pas négligeable, mais les cadres refusent d’abandonner cette “base pour l’émulation de l’esprit de Nanniwan” également baptisée “base pour former les combattants à l’esprit de lutte acharnée” (27).

On le voit, la campagne d’émulation des modèles n’hésite pas à retrouver des accents violemment anti-capitalistes qui n’augurent rien de bon pour Hong Kong après 1997 (dans la mesure où elle est censée rester capitaliste pour 50 ans encore), et qui semblent d’autant moins justifiés qu’aucune des tentatives de corruption rapportées dans l’article ne mettaient en cause des capitalistes de Hong Kong ou d’un pays étranger. Il s’agit clairement ici d’une forme de projection sur l’autre de ses propres problèmes. Quand on connait le danger que fait courir à Hong Kong la corruption et l’arbitraire régnant au Guangdong (28), on comprend mieux, grâce à cet exemple, la méthode d’inversion du réel qui préside à la formation des modèles.

La société chinoise d’aujourd’hui n’a pas seulement des problèmes avec le moral de ses cadres, elle est aussi affligée par un manque de conscience professionnelle et parfois de conscience tout court chez les travailleurs ordinaires. Comme le dit un éditorial du Quotidien du Peuple, “l’économie de marché socialiste n’a pas seulement besoin de brillants directeurs d’usine, managers, spécialistes et intellectuels. Elle a également besoin d’innombrables travailleurs ordinaires aimant et respectant leur travail, durs à la tâche et compétents”(29). C’est pourquoi Xu Hu est né, du moins comme modèle. Comme le dit un auteur déjà cité: “Prendre modèle sur Lei Feng et faire de bonnes actions en-dehors de son travail, c’est très bien, cela mérite d’être encouragé. Mais il y a une précondition, c’est de faire déjà bien son travail” (30). Or, même selon cet article, il ne semble pas que cette précondition soit largement remplie dans la classe ouvrière d’aujourd’hui.

Modèles de Jiang Zemin

Le retour des héros socialistes sur le devant de la scène politique chinoise s’inscrit donc dans le cadre d’une tentative de réarmement moral essentiellement conservatrice. Cette tentative se justifie par une situation de délitement de la société, d’effondrement des valeurs et de détérioration rapide de l’ordre public. Conjoncturellement, ce mouvement entre aussi dans la stratégie de Jiang Zemin pour redonner une légitimation au Parti et s’en donner une à lui-même, dans la perspective de la succession de Deng Xiaoping. Les modèles sont là aussi pour illustrer les slogans lancés par Jiang Zemin, que la population et même les cadres ont trop tendance à ignorer. Ainsi on insiste sur le fait que les modèles “parlent de politique”, comme le leur demande Jiang (31). Ce n’est certainement pas un hasard si l’un des modèles les plus en vogue, le plombier Xu Hu, est un Shanghaien, comme Jiang Zemin, à qui, d’ailleurs, il ressemble un peu, et qui l’a reçu personnellement à Shanghai avec deux autres travailleurs modèles, à l’occasion des fêtes du 1er mai (32). Pas un hasard non plus si la police armée est mise à l’honneur: on sait qu’elle est l’enfant chérie de Jiang et que les autres dirigeants s’inquiètent du lien très intime qui les unit. L’article à la gloire de la brigade de Shataukok insiste sur le fait qu’on trouve en très bonne place dans ses locaux la maxime très politique que Jiang Zemin a calligraphiée pour la police armée: “Renforcer l’édification du corps de police armée, protéger le système socialiste” (33).

Plus généralement, cette campagne entre dans le cadre de la préparation du 6ème plénum qui sera consacré à la “civilisation spirituelle socialiste”, selon les voeux de Jiang Zemin. Les modèles sont les fleurons de cette civilisation qu’ils aident à développer. Ainsi, l’on dit que “Xu Hu utilise sa propre sueur pour arroser la fleur de la civilisation spirituelle socialiste” (34).

Une efficacité douteuse

Quel impact pourra bien avoir ce retour de “l’esprit de Lei Feng” sur la mentalité et le comportement de la population? Certainement pas très grand. Ce n’est d’ailleurs pas le premier, même si celui-ci bénéficie d’une remarquable “couverture médiatique”, et les résultats n’ont pas été jusqu’ici très convaincants. Lei Feng est depuis longtemps un sujet de moquerie chez de nombreux Chinois. Certains, sans doute, considèrent les modèles avec sympathie et trouvent qu’il y a trop peu de gens comme eux, mais même ceux-là ne croient pas qu’un mouvement d’émulation des modèles permettra d’améliorer l’atmosphère sociale.

On peut d’ailleurs se demander si les dirigeants eux-mêmes croient à l’efficacité de telles méthodes aujourd’hui. Sans doute pas vraiment. Mais, formés par l’idéologie orthodoxe des années 50, et souvent en URSS, ils ont certainement la nostalgie des bonnes vieilles valeurs socialistes. Comme, par ailleurs, ils refusent toute évolution “libérale” du système, ils ne voient pas d’autre solution “spirituelle” au problème de l’effondrement de la morale sociale. Le choix d’un plombier comme nouveau héros n’est d’ailleurs pas sans signification. Plus ou moins consciemment, les dirigeants lui ont certainement attribué la fonction magique de “réparer” tout ce qui fuit et tout ce qui coince dans cette énorme tuyauterie qu’est la société chinoise d’aujourd’hui. Cette interprétation n’est pas gratuite. Elle a été fortement suggérée par un officiel du ministère de la construction, lorsqu’il a déclaré: “Je trouve que le camarade Xu Hu n’a pas seulement réparé des lampes et des tuyaux, il a apporté dans tous les foyers la morale socialiste et la brillante image des communistes de l’ère nouvelle” (35).

Mais ce retour nostalgique de héros dotés de pouvoirs spirituels quasi-magiques ne constitue que le volet “carotte” de la stratégie des dirigeants actuels pour tenter de reprendre le contrôle d’une société qu’ils sentent leur échapper. L’autre volet, celui du bâton, a été mis en branle, peu de temps après le lancement du mouvement d’émulation des modèles sous forme du mouvement “frapper fort”, qui va se traduire pendant trois mois par des rafles massives et des jugements expéditifs conclus par des condamnations très lourdes et des exécutions nombreuses. Mais l’expérience de mouvements semblables depuis 1983 nous apprend qu’ils ne peuvent avoir qu’une efficacité provisoire.

Le recours à des méthodes et à des valeurs d’un autre âge symbolisé par le retour de Lei Feng, ainsi que l’utilisation de méthodes de répression qui reportent aux calendes grecques la réalisation d’un état de droit en Chine montrent en fait le désarroi et l’impuissance du régime face au défi que lui pose l’évolution de la société. Certes, l’économie continue de progresser. Depuis la fin des années 70, la politique de réforme et d’ouverture initiée par Deng Xiaoping l’a installée sur une trajectoire de développement qui semble d’autant plus irrépressible que l’environnement international lui est extrêmement favorable (mondialisation de l’économie, lutte acharnée des pays industrialisés pour trouver des marchés et pour améliorer leur compétitivité). Cependant, si les dirigeants actuels sont poussés par cette marche en avant de l’économie chinoise, ils ont de plus en plus tendance à avancer avec la tête tournée vers l’arrière, ce qui ne peut que conduire, un jour ou l’autre, à un choc brutal.