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Censure : la danse des ciseaux

by  Anne Loussouarn /

« Du moment qu’ [un film] éduque et éclaire les gens, il devrait être bienvenu. » Cette déclaration de Jiang Zemin devant une assemblée de professionnels du cinéma, en juillet, permettra-t-elle d’alléger quelque peu la pression idéologique qui pèse sur eux ? Il faut l’espérer car, aujourd’hui, la dépression s’est emparée des cinéastes chinois.

En 1996, en effet, le raidissement idéologique a eu des retombées très sensibles sur l’industrie du cinéma. Les studios ne sont pas parvenus à remplir leurs quotas de production. Cent sept films seulement ont été produits cette année-là. Le niveau de production équivaut à un retour en arrière jusqu’au début des années 80, où la production totale ne dépassait pas 103 films en 1981 et 115 en 1982.

A cette époque, l’industrie cinématographique se remettait lentement du nihilisme artistique de la Révolution culturelle, qui avait vidé les studios de leur personnel artistique et technique. L’industrie du cinéma avait lentement remonté la pente dans les années 80 : 63 films sortaient des studios en 1979, 83 en 1980, jusqu’à une production régulière de 130 à 150 films depuis le milieu des années 80.

En 1996, les grands studios de Pékin, Shanghai et Changchun sont de loin les plus touchés. Le nombre de films produits subit une baisse significative de quelque 40 % pour Pékin et Shanghai, atteignant même près de 60 % pour le studio de Changchun, dont la production l’année dernière ne dépasse pas celle d’un petit studio de province en temps normal. Les quotas de production annuelle, fixés à une vingtaine de films par an pour les grands studios, sont loin d’être atteints.

Le tirage des magazines de cinéma subit la même crise de plein fouet. Les chiffres deviennent alors les indicateurs cruels d’une crise qui ne peut plus se cacher, d’un désintérêt déjà plus qu’affirmé pour les productions du cru. Le magazine Film populaire est un symbole : se voulant reflet fidèle des goûts des spectateurs, l’hebdomadaire organise chaque année un scrutin au sein de son lectorat pour élire le meilleur film de l’année, la meilleure actrice, etc. Les récompenses des Cent Fleurs ont ainsi été créées. Le tirage du magazine, dont les couvertures de la fin des années 70 donnaient dans la surenchère d’actrices aux nattes politiquement correctes et aux joues roses correctement paysannes, atteignait à cette époque le tirage enviable de 9,6 millions d’exemplaires selon le China Daily. Des douzaines d’imprimeries étaient chargées de la tâche herculéenne d’imprimer le magazine chaque semaine. Aujourd’hui, des petites starlettes au maquillage surchargé affichent en vain leurs tenues affriolantes dans les pages centrales, impuissantes à enrayer la chute monumentale d’intérêt. Le tirage atteint aujourd’hui le chiffre dérisoire — en Chine — de 100 000 exemplaires.

Certains accusent l’attrait accru de loisirs différents, comme le karaoké, qui permet de faire étalage d’un statut social, à la différence du cinéma, longtemps considéré comme le loisir du pauvre. La croissance exponentielle du marché de la vidéo, du « cinéma à la maison » y est peut-être aussi pour quelque chose (la production de magnétoscopes s’est accrue de 200 % par rapport à 1995).

La vague hollywoodienne

Autre indicateur de la profondeur de la crise affectant l’industrie cinématographique nationale : le cinéma étranger s’octroie la part du lion au box office. Les films importés représentaient entre 70 et 80 % des recettes en 1996 à Pékin et Canton. Les recettes, à Pékin seulement, totalisaient quelque 100 millions de yuans (12 millions de dollars) selon la Beijing Film Distribution and Exhibition Corporation. Parmi 55 films importés, les 14 titres négociés sur le système du partage des recettes s’octroyaient la part principale des bénéfices. Hollywood et ses films d’action étaient dans le peloton de tête avec 11 superproductions dont « Babe », « Waterworld », « Jumanji », « The Bridge of Madison County » avec Clint Eatswood, ou « Outbreak » avec Dustin Hoffmann. Il y a tout de même eu quelques ratés comme le James Bond « Golden Eye », et « Apollo 13 », glorifiant douloureusement l’épopée de la Nasa à un moment où l’industrie aérospatiale chinoise connaissait des déboires, tous deux recalés à l’examen de passage de la censure…

Même tableau à Shanghai où le top 10 des recettes était monopolisé par Hollywood, à l’exception d’un film de Hong Kong « First Strike » offrant Jackie Chan, idole asiatique du film d’action, à l’affiche. A Pékin, ces 14 films étrangers n’avaient pourtant bénéficié que d’une programmation en salle réduite. Ils ont attiré environ un quart des spectateurs pour seulement 8 % des projections programmées dans l’année. Cet engouement reflète d’autant plus le désintérêt des citadins pour les productions locales que les films étrangers sont beaucoup plus chers avec un ticket entre 20 et 30 yuans, soit deux à trois fois plus que pour un film normal. Les tickets peuvent même quelquefois être vendus entre trois et cinq yuans pour des films que le bureau de la propagande estime politiquement éducatifs comme « Les jours après Lei Feng », distribué en mars 1997.

Dans le domaine de l’importation, les Américains récoltent les fruits d’une politique de présence sur le terrain. Malgré les algarades musclées avec Walt Disney à propos du film de Scorsese, « Kundun », sur la fuite du Dalai Lama en 1959, les délégations de producteurs hollywoodiens ouvrent des brèches sur le marché chinois tant convoité. Les principales sociétés hollywoodiennes se succèdent à Pékin depuis l’organisation d’une version du festival Sundance en octobre 1995 dans la capitale.

Certaines acceptent une politique à double tranchant comme Warner Home Vidéo, établie en Chine depuis l’été dernier. Warner, associée à Shenzhen SAST Entertainment, a lancé la distribution de certains films Warner en VCD, acceptant le risque du piratage à grande échelle. Six titres ont été lancés sur le marché, dont « Rain Man », « Bodyguard » et « Le Fugitif » et 19 films sont encore en préparation. A Shanghai, Canton, ou Shenzhen, des exemplaires pirates de VCD des derniers succès hollywoodiens sont disponibles sur le marché pirate entre 25 et 30 yuans, dont les dernières sorties de SAST.

Raidissement idéologique

Cette crise intervient dans un climat de raidissement idéologique. L’année 1996 a vu se refermer l’étau de la propagande sur tous les domaines artistiques, cinéma en tête, puisque le septième art a toujours été considéré comme un instrument de propagande au service du Parti communiste. En janvier 1996, Jiang Zemin insiste sur l’importance de la politique, de la « civilisation spirituelle », martèle la nécessité de faire preuve de plus de patriotisme et de moralité. La conférence de Changsha, en mars, intervient dans cette atmosphère et gèle pour le reste de l’année toute velléité de créativité en dehors d’une ligne clairement définie. Ding Guan’gen, responsable du Département de la propagande et membre du Bureau politique, le grand ordonnateur de la Pensée en Chine, déclare ainsi devant une assemblée de quelque 200 responsables de l’industrie cinématographique que « notre cinéma doit offrir aux spectateurs les nobles idéaux et croyances, l’excellence des méthodes de travail du Parti communiste (…) et du patriotisme. (…) Nous devons entretenir la haute moralité du peuple… en même tant qu’offrir au peuple amusement et éducation ».

Malgré quelques mesures d’encouragement à la production, comme la promesse de création d’un fond alimenté par 5 % des recettes du box office au niveau national, les fondements d’une année difficile étaient posés. Les différents maillons de la censure ont dès lors préféré l’attentisme frileux plutôt que le risque d’endosser la responsabilité de donner le feu vert à des films plus osés que les éternelles resucées de l’histoire de Lei Feng. Résultat : 40 films seulement avaient obtenu leur visa pour la distribution en octobre, alors qu’environ 90 attendaient encore dans les tiroirs des censeurs. A la fin de l’année, quelque 107 films avaient été approuvés par la censure.

Les cent commandements du cinéma chinois

Le 16 janvier 1997, le ministère de la radio, du cinéma et de la télévision émet la circulaire n°22, énumération de règles de censure déjà en cours de manière implicite depuis des dizaines d’années. Mais, pour « garantir la qualité des films, protéger les intérêts légaux des producteurs de films et des consommateurs, pour promouvoir la construction de la civilisation spirituelle socialiste », le bureau du Cinéma imprime noir sur blanc dans l’article 9 une série d’interdictions déjà connues des cinéastes : interdiction de porter atteinte à l’unité du pays, à la sécurité publique, de divulguer des secrets d’Etat, de décrire des relations sexuelles anormales, de manquer gravement aux principes moraux, de promouvoir des superstitions féodales, des meurtres, de donner une image romantique des criminels, etc. Bien mal inspiré le réalisateur qui eût oublié ces principes de bases de la vie en Chine…

L’article 10 énumère 16 types d’images, de détails ou de dialogue qui doivent être soumis à modification ou coupés dans un deuxième montage : scènes d’amour, corps nus, relations extramaritales, concubinage avant le mariage (pratiques cependant largement répandues dans la réalité de la vie citadine, le puritanisme révolutionnaire ayant fait long feu), et « toutes autres sortes de relations anormales entre hommes et femmes » montrées de manière positive. Egalement bannies les scènes de viol, de relations homosexuelles, la prostitution, la vulgarité, les effets sonores de bas étage. Interdits les plans trop explicites de crime, qui « pourraient encourager les gens à copier ces actions criminelles » ou de porter à l’écran les suppôts de superstitions féodales, diseurs de bonne aventure, les prières aux esprits et aux choses, ou des images de dévotion religieuse, de filmer des plans représentant la destruction de l’environnement et le massacre d’animaux sauvages. Le dernier article (« Et tous autres contenus qu’il convient de couper ou de modifier ») clôt la liste d’interdictions en prenant bien soin de laisser la porte ouverte à toutes sortes de nouvelles interprétations restrictives.

« Bébé anormal »

Le découragement s’empare des cinéastes : « La raison pour laquelle les cinéastes chinois ne veulent plus faire de films est très simple. Tourner un film, c’est comme faire un enfant. Et la censure, c’est comme un docteur qui te dit, alors que tu es enceinte de neuf mois, que ton bébé n’est pas normal. Ils te disent d’abord que c’est la jambe qui a un problème, alors ils coupent la jambe. Mais ce n’est pas fini. On te dit ensuite que c’est la main qui ne va pas. Alors tu coupes la main. Mais le problème subsiste toujours puisque maintenant c’est la tête du bébé qui ne va pas. Ils te la font couper. Tant et si bien que le jour de la naissance tu ne reconnais plus ton enfant et te demandes de qui il est. (…) Le problème du cinéma chinois n’est pas d’ordre financier mais d’ordre idéologique », fulmine un chef opérateur, dont le dernier film s’est fait interdire par la censure et qui s’est maintenant réfugié dans la publicité.

« On ne peut plus tourner que des films sur Lei Feng. Mon prochain film sera sur les aventures amoureuses de Lei Feng », ironise He Jianjun, jeune réalisateur interdit de tournage par le bureau du cinéma en 1994 pour avoir fait sortir clandestinement son film « Perles rouges » de Chine. La vie de Lei Feng ou des films de guerre vantant les victoires des armées communistes… Ce mot d’ordre a été lancé par Jiang Zemin en 1996 aux différents studios pour les encourager à produire « plus de films de guerre, pour rendre hommage à l’héroïsme et au patriotisme révolutionnaires ».

Des rumeurs de purge dans l’industrie du cinéma ont également contraint les autorités à démentir fin mars un article du magazine américain Daily Variety affirmant que le vice-ministre de la radio, du cinéma et de la télévision, Tian Congming, avait été remplacé et que le responsable de China Film Import and Export Company, Wu Mengchen avait démissionné. Le ministère concerné a très vite démenti, précisant que Tian Congming était toujours à son poste, bien que maintenant assisté dans son travail par Zhao Shi, issu du Département de la propagande du ministère « pour éviter une surcharge de travail à Tian Congming, dont la santé n’est pas très bonne »…

Mêmes trompettes idéologiques en fin d’année, lors du Congrès des artistes et écrivains le 16 décembre 1996, le premier depuis la répression des manifestations démocratiques de 1989. Le décès du président de l’association, Cao Yu, a toutefois dévié l’attention des intentions initiales, qui étaient une fois de plus de renforcer le rôle de l’idéologie communiste dans la littérature et les arts.

Chat échaudé…

Les producteurs de Hong Kong préfèrent également jouer la prudence. En 1996, seulement une quinzaine de coproductions ont été tournées, un chiffre en chute significative en comparaison avec la cinquantaine de coproductions tournées en 1995. « Il est plutôt difficile d’obtenir le feu vert des autorités chinoises depuis la conférence de Changsha car les activités culturelles, y compris cinématographiques, doivent suivre la ligne du gouvernement de manière plus étroite. Tout le monde à Hong Kong a soupiré et les projets sont restés dans les tiroirs », explique Woodi Tsung, directeur de l’Association de l’industrie cinématographique de Hong Kong.

« Par exemple, l’approbation a pris plus d’une année pour le film “Les sœurs Song ”. Quand les producteurs ont initié le projet, l’atmosphère politique était différente. Les autorités avaient donné le feu vert avant la conférence de Changsha. Mais l’étape de censure est intervenue après, ce qui a rendu le visionnage beaucoup plus délicat. D’autant plus qu’il s’agissait de personnages historiques. Le comité de censure était composé de 40 à 50 personnes qu’il a fallu toutes convaincre. L’approbation de tout le monde compte », poursuit-il.

L’équipe hongkongaise des « Sœurs Song » s’est également heurtée au refus des autorités pour sortir le film de Chine afin de travailler sur les effets spéciaux. Les studios obsolètes du Continent n’offrant en effet pas les équipements de postproduction sur ordinateur.

L’année 1997 devrait être plus productive, 20 à 30 coproductions étant actuellement sur les rails. « C’est devenu moins strict que l’année dernière et plus facile à cause de la rétrocession. Hong Kong fait maintenant partie de l’industrie chinoise en quelque sorte », affirme-t-il.

La création d’une police d’assurance pour limiter les risques induits par des investissements dans le cinéma devrait également rassurer les producteurs. La branche shanghaienne de Pacific Insurance Co. of China (PICC) vient en effet de lancer une assurance contre les pertes pour les productions télévisées ou cinématographiques. PICC a déjà ainsi assuré deux films : deux coproductions entre les studios de Xiaoxiang et de Mongolie Intérieure et leurs partenaires hongkongais.

Trois companies hongkongaises sanctionnées en 1996

Le couperet est malgré tout tombé sans merci sur les quelques intrépides qui tentaient de contourner des réglementations devenues draconiennes pour la postproduction. La boite de production hongkongaise Ocean Films s’est ainsi vue infliger une amende de 400 000 yuans et a été déclarée indésirable dans les circuits du cinéma chinois pour avoir pris des libertés avec les règles du ministère de la radio, du cinéma et de la télévision. Le ministère accuse en effet les producteurs de « L’ombre de l’empereur », réalisé par Zhou Xiaowen, d’avoir fait deux copies du film et distribué la copie non censurée par le Bureau du cinéma, aussi bien à l’étranger que dans certaines salles chinoises, où les spectateurs ont pu jouir, le temps de quelques séances, d’un cinéma chinois brut de décoffrage.

Ocean Films est la troisième compagnie de Hong Kong à avoir tâté du bâton du Bureau du cinéma en 1996. Les Shaw Brothers, poids lourd de l’industrie cinématographique hongkongaise avaient également prévu de terminer la postproduction de leur film « Le roi des masques » à Tokyo, où les artistes peuvent bénéficier d’un équipement plus sophistiqué et d’équipes de techniciens plus professionnels. Mais le Bureau du cinéma a refusé de laisser le film sortir du territoire chinois, redoutant que l’équipe n’effectue au Japon une seconde copie du film destinée aux circuits de distribution étrangers. Les Shaw Brothers sont pourtant des partenaires de longue date de China Film et avaient toujours privilégié une approche de pionniers, espérant encourager leurs homologues hongkongais à suivre leur exemple en matière de collaboration avec la Chine. Peine perdue.

Les autorités ont également pratiqué la politique des claquements de portes l’année dernière lors du festival de Hong Kong, forçant les organisateurs à retirer de la programmation quatre films chinois indépendants ou produits par Hong Kong, dont « Le roi des masques », « Le guerrier Lanling », « L’histoire de Wang Laobai », et « On the Beat ».

La politique du blocus

Les caprices de la censure sont quelquefois impénétrables. « Keep Cool », le dernier film de Zhang Yimou, bien que déjà visé, approuvé par la censure, et bientôt dans les salles, a été retiré de la sélection officielle chinoise deux semaines avant le festival de Cannes, pour des raisons toujours inexpliquées. Le film, produit officiellement par le studio du Guangxi est resté en Chine. Zhang Yimou est une cible régulière de la censure. La Chine avait refusé de présenter son film précédent « Triades » dans la catégorie du Meilleur film étranger aux Oscars de 1996 et son chef opérateur Lu Yue, nominé pour la Meilleure Caméra, n’avait pas obtenu de visa pour les Etats-Unis.

Le gouvernement chinois s’est également opposé à ce que Jiang Wen, réalisateur de « Des jours éblouissants » se rende à Taiwan pour recevoir le prix du Cheval d’Or. C’était la première fois en 33 années d’existence que le festival, organisé dans la ville de Kaohsiung, ouvrait sa sélection aux films du Continent. Mais la Chine, considérant Taiwan comme une province renégate depuis la fin de la guerre civile contre le Kuomintang en 1949, a bloqué l’entrée de huit films chinois sélectionnés. « Des jours éblouissants », histoire de jeunes citadins insouciants pendant la Révolution culturelle, est passé à travers les mailles du filet car en partie financé par des producteurs taiwanais et hongkongais. Jiang Wen, star bougonne du cinéma chinois faisait son apprentissage des rouages de la censure dans son premier rôle en tant que réalisateur.

Même déboires pour Zhang Yuan, qui s’est vu confisquer ses papiers juste avant le festival de Cannes cette année. Son film « East Palace, West Palace » est une histoire un peu sulfureuse du rapport de force pouvoir/sexe qui s’établit entre un flic et un écrivain homosexuel. Le Bureau du cinéma n’a pu empêcher la projection à Cannes du film en grande partie financé par le gouvernement français et Quelqu’un d’autre Productions. Produit et tourné en dehors des circuits officiels, délimités par une censure à l’étape du scénario et à l’issue de la post-production, le film n’a pas subi le même sort que « Keep Cool », dont la copie est toujours entre les mains des officiels.

C’est pour ces raisons que l’accès aux festivals internationaux est devenu draconien cette année, le Bureau du cinéma ayant renforcé un attirail de règlements déjà conséquent. Depuis cette année, la décision d’envoyer un film participer à un festival international est dans les mains exclusives du Bureau du cinéma, quels que soient les détenteurs des droits à l’étranger. Ces mêmes règlements stipulent également que seul le producteur du film peut demander cette autorisation, déniant ainsi tout droit à l’investisseur et même au distributeur. Si tel avait été le cas dans les années 1980, « Le sorgho rouge » et « Judou » de Zhang Yimou, financés par des capitaux japonais ou hongkongais, n’auraient pas connu la gloire des grands-messes festivalières. « Adieu ma concubine » n’aurait jamais été envoyé à temps au festival de Cannes en 1994… (le film n’avait pas encore été censuré par le gouvernement quand le producteur a pris l’initiative de faire parvenir la copie en compétition officielle).

« Plus de patriotisme »

Seule porte de salut pour les réalisateurs : tourner des films à la gloire du Parti ou des films pour enfants. Un nouveau festival est même créé en 1995, les huabiao du cinéma chinois, couronnant les productions où le patriotisme, l’héroïsme et l’abnégation sont la moelle épinière de l’intrigue, de l’image, des personnages. Le huabiao, colonne ornementale érigée à l’entrée des anciens palais et des vieux bâtiments, est considéré comme un symbole de la culture nationale, augurant de la tonalité de ces récompenses officielles, qui se présentent comme la version moderne des Récompenses cinématographiques gouvernementales, attribuées chaque année depuis 1979.

Au programme cette année, la lutte victorieuse des troupes de l’armée communiste contre le Kuomintang (« The Turning Point »), la lutte douloureuse contre l’impérialisme anglais au Tibet (« La vallée de la Rivière rouge »), la lutte impétueuse contre l’impérialisme anglais — encore — à Canton (« La guerre de l’opium »), lutte contre lui-même de l’homme qui était au volant du camion qui a écrasé le héros Lei Feng (« Les jours après Lei Feng »). Trois films « dans le grand courant » ont reçu tous les hommages des critiques officiels. « La vallée de la Rivière rouge », défini par Sun Jiazheng, ministre de la radio, du cinéma, et de la télévision, comme le « meilleur film chinois depuis (son) entrée en fonction » relate l’invasion au Tibet du corps expéditionnaire dirigé par Younghusband en 1904, pour contrecarrer une avancée russe imaginaire. Cette bataille, qui a tourné au massacre de quelque 3 000 soldats tibétains, équipés d’armes dérisoires face à l’armée de l‘empire britannique, est tournée en ode nationaliste au sacrifice des troupes tibétaines défendant le « territoire chinois » contre l’impérialisme des Anglais, qui revêtent dans le film les traits de caractère classiques des « méchants » de la tradition cinématographique communiste : arrogance, cruauté et avanie. L’histoire réelle est déformée à des fins de pédagogie morale et patriotique : dans le film, Younghusband est tué, alors que dans la réalité, le jeune officier de l’armée coloniale britannique est rentré au pays célébré comme un héros. Un film « presque parfait » selon une critique du China Daily. Le réalisateur, Feng Xiaoning, prépare maintenant son prochain film, qu’il présente comme une version chinoise de Spartacus, basée sur la vie du héros mongol Gada Meilin, qui avait levé une rébellion paysanne contre le seigneur de la guerre mandchou Zhang Zuolin.

Quant à « La guerre de l’opium » de Xie Jin, le film se veut superproduction historique d’un moment historique. Un film sur le conflit entre l’empire colonial anglais et l’empire corrompu des Qing, qui a abouti à la cession forcée de Hong Kong aux Anglais. Une épopée de 12 millions de dollars sortie en salle juste avant la rétrocession, le 1er juillet dernier, pour expliquer aux spectateurs du monde entier comment Hong Kong est devenue britannique. Une énième version de « Lin Zexu », mais avec de grands moyens : 50 000 figurants, 20 000 costumes, 47 vaisseaux de guerre construits pour les besoins du film, tout comme une véritable ville du XIXe siècle construite dans la campagne du Zhejiang. Les personnages anglais sont joués par des acteurs professionnels de la Royal Shakespeare Company, et non par des acteurs chinois affublés de perruques rousses.

Les investisseurs du film, une banque et une compagnie d’investissement, qui ont pris un risque financier certain — le budget moyen d’un film chinois tourne autour de 300 000 dollars —, tablent sur une distribution dans près de 350 salles chinoises et ont établi des contacts avec près de 61 pays du monde entier. Selon Xinhua, Samsung Entertainment aurait déjà payé un million de dollars pour l’acquisition des droits en Corée du sud.