BOOK REVIEWS

Christoph Neßhöver: Die Chinapolitik Deutschlands und Frankreichs zwischen Außenwirtschaftsförderung und Menschenrechtsorientierung (1989 bis 1997). Auf der Suche nach Balance

by  Claudie Gardet /

Le livre de Christoph Neßhöver est une description précise, détaillée et claire de la politique chinoise de l’Allemagne et de la France durant les années 1990 face à la nouvelle donne internationale engendrée par la fin de la Guerre froide, à la montée en puissance économique de l’Asie et à la question des droits de l’homme. Le propos de l’auteur est de vérifier à l’épreuve des faits que la ligne de conduite adoptée à l’égard de la Chine par l’Allemagne dès le début des années 1990, puis par la France à partir de 1994, est une forme de “mercantilisme” accordant la priorité à l’économie au détriment de la défense des droits de l’homme (1). La similitude des politiques chinoises de l’Allemagne et de la France ne correspond toutefois en rien, pour Neßhöver, à la volonté de définir une démarche européenne commune vis-à-vis de la Chine, mais n’est que l’expression de la défense d’intérêts nationaux concurrents.

Neßhöver choisit de traiter son sujet sous forme d’une étude des relations bilatérales et s’applique à déterminer les acteurs et les facteurs qui ont influé sur la décision en politique extérieure. L’ouvrage se compose de cinq parties. La première expose le niveau et la méthode d’analyse choisis par l’auteur. Après une utile rétrospective, dans une deuxième partie, mettant en évidence les traits caractéristiques de la politique chinoise de la République fédérale d’Allemagne et de la France à partir des années 1950, la troisième et la quatrième partie décrivent successivement l’évolution des relations germano-chinoises et franco-chinoises de 1989 à 1997. Dans la cinquième partie l’auteur met en regard ces politiques et tente d’en mesurer les implications pour la politique étrangère future de ces deux pays et de l’Union européenne (UE). L’étude est conduite à partir de déclarations et documents officiels, d’articles de presse, d’archives de la Confédération nationale du patronat français (CNPF) et d’ouvrages spécialisés; elle s’appuie en outre sur des entretiens conduits par l’auteur avec des spécialistes du monde politique et universitaire allemand et français. Les annexes sont très précieuses car elles fournissent les données chiffrées et les textes principaux sur lesquels s’appuie l’analyse de l’auteur.

Neßhöver montre que le gouvernement Kohl a été extrêmement hésitant à prendre des sanctions contre la Chine après les événements de Tiananmen. Lors de la rencontre des ministres des Affaires étrangères de l’UE à Madrid, début juin 1989, l’Allemagne se serait prononcée contre des sanctions obligatoires, prônant uniquement la condamnation officielle de l’intervention militaire, la suspension des contacts officiels et l’embargo sur les ventes d’armes (p. 106). Sous la pression de l’opinion publique, le gouvernement allemand a toutefois gelé les crédits à l’export et les garanties Hermes (l’équivalent de la garantie Coface en France ou Eximbank aux Etats-Unis), mais, contrairement à Washington ou à Paris, il s’est montré frileux à accorder des visas aux dissidents. Il était en effet pris entre deux feux : satisfaire aux exigences des défenseurs des droits de l’homme, d’une part, répondre aux demandes des industriels, eux-mêmes soumis aux pressions de la Chine qui menaçait de leur retirer des contrats, d’autre part. En novembre 1991, le ministre de l’Economie Möllemann, en visite à Pékin, liait encore la normalisation à l’amélioration de la situation des droits de l’homme. Pour sortir de cette situation, craignant que l’industrie allemande ne perde du terrain en Chine, Kohl a tranché en faveur d’une normalisation sans condition, très critiquée par la presse. Le 24 juin 1992, le Bundestag vota finalement la levée des sanctions. La visite du ministre des Affaires étrangères Kinkel à Pékin en novembre 1992 a définitivement concrétisé la nouvelle orientation politique du gouvernement allemand qui, selon Neßhöver, se caractérise par trois éléments :

– diplomatie discrète (stille Diplomatie) : le gouvernement s’abstient de faire à propos de la question des droits de l’homme des déclarations qui peuvent être perçues par les Chinois comme une provocation. Les représentants qui se rendent en Chine se contentent de présenter des listes de prisonniers chinois (constituées par Amnesty International) dont ils souhaitent la libération ;

– le commerce comme facteur de développement (Wandel durch Handel) : les progrès économiques dus à la coopération avec les pays occidentaux sont censés favoriser la libéralisation politique en Chine ;

– reconnaissance de l’existence d’une seule Chine (Ein-China Politik) et, jusqu’en 1995, veto sur les ventes d’armes à Taiwan : l’Allemagne, impressionnée par les sanctions prises par la Chine contre la France en 1992, renonça par exemple à livrer des sous-marins à l’île.

Il s’agit donc d’une ligne pragmatique, qui s’applique d’ailleurs plus généralement à l’Asie. En 1993, Kohl a en effet défini un concept de la politique allemande en Asie (Asienkonzept) fondé sur les mêmes principes.

Neßhöver admet que cette politique conciliante, voire complaisante, a rapporté plusieurs beaux succès à l’industrie allemande (2) et que la « diplomatie de liste » a eu quelques résultats (3), mais il souligne aussi que le Chancelier a dû essuyer un certain nombre de camouflets (4).

Neßhöver montre aussi que Kohl n’a pas été suivi par l’ensemble des acteurs politiques allemands. Des désaccords se sont manifestés entre les différentes institutions (entre la chancellerie et le ministère des Affaires étrangères ainsi qu’au sein des partis au pouvoir, le Parti libéral [FDP] et même l’Union démocrate chrétienne [CDU]). Durant toute la période, la question des droits de l’homme est demeurée un sujet de vif débat intérieur et certaines initiatives ont suscité une polémique et même, brièvement au cours de l’été 1996, un gel des relations avec la Chine.

Ainsi, le gouvernement allemand a eu beau tenter plusieurs manœuvres pour éviter un conflit avec la Chine (5), la visite de Li Peng en 1994 a été émaillée de manifestations qui ont provoqué une vive réaction du Premier ministre chinois. Finalement Kinkel s’est vu obligé d’accueillir le Dalai Lama en tant que chef religieux en avril 1995. En juin 1996, la fondation Friedrich Naumann (libérale) a organisé une conférence mondiale sur le Tibet avec des groupes d’exilés tibétains (ce qui lui a valu la fermeture de son bureau à Pékin) et la Commission des droits de l’homme du Bundestag a publié le même mois une résolution sur ce sujet, ce qui a entraîné l’annulation momentanée d’un voyage déjà prévu de Kinkel en Chine. Pour finir, la position de Kohl a été partiellement battue en brèche par le texte sur les droits de l’homme publié par le président Roman Herzog avant sa visite à Pékin en novembre 1996 (6).

Neßhöver conclut que Kohl n’a pas réussi à trouver une voie moyenne entre la défense des intérêts économiques de l’Allemagne et celle des droits de l’homme en Chine, et que la solution qu’il a adoptée — priorité accordée à l’économie, légitimée par un discours sur les mérites de celle-ci pour le développement de la Chine — n’a pas non plus été satisfaisante.

Neßhöver se penche ensuite plus brièvement sur la ligne suivie par la France après 1989. Si elle s’est montrée elle aussi relativement prudente sur la question des sanctions et a normalisé ses relations économiques dès 1990, elle a fait preuve de fermeté vis-à-vis de la Chine sur la question des droits de l’homme et a maintenu cette position jusqu’en 1992. Contrairement à l’Allemagne ce n’est pas tant sur le problème des droits de l’homme que se sont manifestées des dissensions internes en France au début des années 1990 que sur la question des ventes d’armes à Taiwan (au sein des milieux d’affaires et du gouvernement lui-même), laquelle provoqua un grave conflit avec la Chine.

Le changement de majorité, en mars 1993, a amorcé un changement de politique chinoise, qui sera conforté par Jacques Chirac après son accession à la présidence de la République en 1995. Le communiqué commun de janvier 1994 annonça un revirement à l’égard de Taipei et la déclaration de Juppé au Figaro, en mars, sonna la retraite sur la politique des droits l’homme. Ces concessions ont porté quelques mois plus tard leurs fruits et la visite de Jiang Zemin à Paris, en septembre 1994, a scellé la normalisation. La France est, elle aussi, entrée dans l’ère de la priorité à l’économie : Chirac s’est appliqué à définir une politique asiatique pour la France sur le modèle allemand et sa visite à Pékin, en mai 1997, a été un succès économique.

Neßhöver démontre de manière convaincante sa thèse : l’Allemagne et — avec un temps de retard — la France ont adopté une politique chinoise de plus en plus « mercantile », à laquelle elles ont en grande partie sacrifié leurs principes. Il adopte à cet égard un point de vue critique qui démonte certains arguments avancés en faveur de cette politique. Il montre ainsi que les dirigeants chinois n’appliquent pas systématiquement punitions ou récompenses en fonction de l’attitude du partenaire (fin juillet 1996, par exemple, en pleine crise politique avec l’Allemagne, Siemens a obtenu le contrat de la seconde tranche du métro de Shanghai et Mercedes a signé un accord de joint venture pour la construction d’autobus). Il montre également que l’esprit de compromis des dirigeants allemands et français n’a pas toujours été payé en retour (visite de Balladur en 1994). Les conflits avec la Chine ont des résultats divers et pas toujours prévisibles (les échanges commerciaux des pays européens ont peu souffert après Tiananmen). Il faut aussi mesurer la portée des récompenses accordées, auxquelles on fait beaucoup de publicité : les déclarations d’intention n’ont pas toujours été suivies de contrats fermes, mais la Chine a pu en tirer parti pour obtenir des conditions très avantageuses par la suite.

Neßhöver constate donc que la mise en sourdine des revendications sur les droits de l’homme ne garantit pas toujours un gain économique. Il observe en outre qu’elle n’a pas convaincu les dirigeants chinois d’adopter une attitude démocratique, pas plus que les progrès économiques de la Chine n’ont contribué à une libéralisation de son système politique. Il s’interroge donc sur la validité de la combinaison « diplomatie discrète » et « développement par le commerce ». Cette argumentation ne servirait-elle qu’à masquer la vulnérabilité des gouvernements allemand et français et à justifier leur capitulation face aux exigences chinoises ? Ne serait-il pas plus judicieux de dissocier le politique et l’économique (comme l’a fait Clinton à partir de 1994) ?

Neßhöver dénonce un autre aspect négatif des politiques allemande et française : en dépit de leur similitude, elle viseraient uniquement à défendre les intérêts nationaux et non à adopter une ligne commune ; l’auteur en veut entre autres pour preuve l’habit de VRP endossé par Kohl et par Chirac et la concurrence pratiquée par les deux pays en matière d’attribution de crédits et de garanties à l’export. Il en conclut que l’espoir de parvenir à une politique européenne commune est mince, au moins dans un avenir proche. Cette appréciation paraît néanmoins plus discutable.

L’Allemagne a certainement fait œuvre de pionnier en rappelant, dès 1993, l’importance économique de l’Asie et la ligne pragmatique adoptée par Kohl a été une source d’inspiration non seulement pour la politique française mais aussi pour les deux directives relatives à l’Asie et à la Chine publiées par la Commission européenne, respectivement en 1994 et 1995. Le second de ces textes souligne la nécessité de mener une politique active de coopération et d’échanges avec la Chine et défend le principe que, d’une part, les relations économiques avec la Chine contribueront à son développement et au progrès de la démocratie, et que, d’autre part, il vaut mieux, par souci d’efficacité, engager un dialogue constructif sur la question des droits de l’homme avec les dirigeants chinois plutôt que de les provoquer (7). On peut donc constater qu’en 1995 les Etats membres de l’UE sont d’accord sur la nécessité de mettre en œuvre une politique chinoise s’appuyant sur des principes réalistes et c’est plutôt dans ce contexte européen qu’il faudrait situer la politique de la France, comme d’ailleurs celle des autres membres de l’UE, qui ont tous plus ou moins admis la nécessité de s’adapter aux exigences de la Chine. Il est vrai que le consensus au sein de l’Union a été plus difficile à atteindre sur la question des droits de l’homme. Neßhöver évoque les dissensions qui ont opposé, au printemps 1997, la France et l’Allemagne en particulier aux Etats nord-européens à propos du soutien de l’UE à une résolution dirigée contre la Chine à la commission des droits de l’homme à Genève. Les désaccords ont donné lieu à un véritable conflit cette année-là, mais en 1998 tous les Etats membres ont adopté une position commune et renoncé à soutenir une résolution contre la Chine pour éviter la cacophonie de l’année précédente et donner une image unie de l’UE. Le livre de Neßhöver s’arrêtant en 1997, on ne peut lui reprocher de n’avoir prévu ce développement, mais ce fait même infirme plutôt les craintes de l’auteur, fait apparaître chez les membres de l’UE un souci d’éviter les conflits — au moins ouverts — et montre que la conjugaison des positions allemande et française a fait pencher la balance en faveur d’une politique chinoise pragmatique.

Il semble aussi que les politiques bilatérales de chacun des Etats s’influencent mutuellement. Ainsi, alors qu’elle s’est toujours montrée beaucoup plus prudente que la France à l’égard de Taiwan, en particulier sur les ventes d’armes, l’Allemagne apparaît, à partir de 1993, très tentée par un développement actif de ses relations avec l’île (visite du ministre de l’Economie taiwanais à Bonn en septembre, liaison directe Francfort-Taipei par les compagnies Condor et Mandarin en juillet, vente de Patriot et missiles RAM — sous couvert américain). En avril 1994, on note un saut qualitatif dans les relations avec la visite du ministre de l’Economie Rexrodt et l’envoi d’un diplomate de haut niveau pour diriger le Bureau économique de Taiwan. En juillet 1995, Taiwan est rayée par l’Allemagne de la liste des zones de tension, ce qui l’autorise à y exporter des armes.

En matière de droits de l’homme également, la politique de l’un des Etats oblige aussi à un certain alignement des autres. L’opinion publique est influencée par ce qui se passe dans les pays voisins et la portée des actions menées par les ONG dépasse le cadre national, sans parler des initiatives du Parlement européen. Cela explique sans doute que Kinkel ait dû, malgré ses réticences, accueillir le Dalaï Lama. En 1997, il reprend d’ailleurs à son compte les termes de la directive de la Commission de 1995 lorsqu’il parle de « dialogue exempt de confrontation » avec la Chine.

S’il est clair que les Etats de l’UE continuent à jouer la concurrence entre eux là où ils le peuvent, leurs capacités propres dans le domaine économique ne sont que relatives. Comme le note Neßhöver lui-même, la politique des crédits à l’exportation est limitée par le code de bonne conduite de l’OCDE. Comme il le remarque aussi, la signature d’un contrat comme celui signé par Airbus rapporte autant à l’Allemagne qu’à la France, quel que soit le pays qui le conclut. Dans la mesure où les grandes entreprises s’européanisent ou se mondialisent, la notion de concurrence se relativise.

Neßhöver souligne aussi des différences d’ordre politique : Chirac, lors de sa visite en Chine en 1997, a affirmé les particularismes de la politique française en reprenant les notions, chères au général de Gaulle, d’indépendance et de multipolarité. La politique extérieure relevant pour l’instant de la souveraineté nationale, il s’agit là d’un domaine où les Etats de l’UE peuvent faire jouer leurs avantages. Aussi la France et la Grande-Bretagne continuent-elles d’exploiter leur position au Conseil de sécurité de l’ONU et ont récemment demandé de siéger en tant que telles au Forum régional sur la sécurité de l’ASEAN (ARF). Mais si l’UE parvient à définir une politique étrangère et de sécurité commune, le champ d’action de ces deux Etats se restreindra ou, du moins, ils devront de plus en plus jouer leur partie dans ce cadre.

C’est pourquoi la conclusion de Neßhöver est peut-être trop pessimiste. Tout en s’interrogeant sur l’avenir de l’UE et du rôle que peuvent y jouer l’Allemagne et la France et en mentionnant certains aspects de cette question, il n’a pas, dans sa problématique, assez tenu compte de l’arrière-plan européen ; il ne mentionne en particulier pas la position de la Grande-Bretagne durant cette période qui précédait immédiatement la rétrocession de Hong Kong. En ne soulignant que les aspects concurrentiels des relations entre l’Allemagne et la France, il ne tient pas compte du travail de recherche du consensus qui est une caractéristique des rapports intra-européens et n’évalue pas l’appui que peut offrir à ses Etats membres le poids économique de l’UE face à la Chine. Une analyse moins stato-centrée et moins orientée sur la concurrence entre Etats conduirait sans doute à réévaluer l’influence des autres acteurs européens (8).