BOOK REVIEWS
Min Lin et Maria Galikowski : The Search for Modernity
« L’intellectuel est supposé
être quelqu’un dont on parle, et en pratique doit susciter
des débats, et si possible des controverses ». Si l’on
accepte cette définition d’Edward Said citée
à la page 141 du livre, Lin Min et Maria Galikowski sont
sans aucun doute des intellectuels. Car leur livre suscitera le
débat, les controverses, voire de sérieux échanges
d’invectives dans ce que Tu Wei-ming qualifie de « Chine
culturelle » (wenhua Zhongguo).
Toute tentative de présenter les divers
courants de pensée apparus sur une scène donnée
ne peut en effet que provoquer de sérieux conflits. Lorsque
la scène en question reste dominée par un parti politique
fondé sur l’hégémonie idéologique,
et que les penseurs n’ont pu s’exprimer qu’après
une traversée du désert de près de vingt ans,
les passions sont encore plus fortes. Ajoutons enfin, ce que les
auteurs ne soulignent du reste pas assez, que les protagonistes
du débat en question sont dispersés un peu partout
dans le monde, s’expriment souvent dans des revues qui n’ont
pas droit de cité en Chine (sauf pour les partisans du pouvoir),
et l’on comprendra mieux qu’il faut saluer le courage
des auteurs. Peut-être le fait qu’ils demeurent loin
des grandes capitales (en Nouvelle-Zélande) a-t-il favorisé
leur initiative.
Constatant, comme beaucoup avant eux, que les
années 1980 et 1990 ont connu une véritable renaissance
du débat intellectuel en Chine, les auteurs ont classé
les idées en cinq courants dont ils ont choisi de présenter
les principaux protagonistes. Cette classification est certes discutable
—et nous la discuterons— mais elle n’est somme toute
pas scandaleuse.
On peut toutefois regretter que Lin Min et
Maria Galikowski n’aient pas jugé bon de rédiger
un chapitre introductif pour présenter au lecteur un bref
historique de l’apparition de ces courants et les replacer
dans l’évolution du pays. Cela aurait permis de mieux
comprendre le processus d’émancipation du débat
intellectuel par rapport au débat politique (et les nombreux
liens qui rattachent encore l’un à l’autre). En
montrant l’importance de la rupture de 1989, en rappelant que
les controverses ont souvent lieu en dehors de Chine, on aurait
pu faire prendre conscience au lecteur à quel point il est
difficile pour les intellectuels d’échapper à
la pression du pouvoir.
L’absence de ce chapitre n’est cependant
pas due au hasard : elle me semble correspondre aux positions «
résolument post-modernes » de nos auteurs, qui ne ménagent
pas leurs critiques à l’égard de ces «
néo-rationalistes », premier des courants qu’ils
décrivent, aveuglés par un universalisme dépassé
qui ne pensent qu’à reprendre la tradition du 4 mai
selon laquelle la tâche des intellectuels consiste avant tout
à introduire les « Lumières » en Chine.
Mais Lin Min fait-il semblant d’ignorer que, sans de tels rationalistes,
jamais le débat sur le post-modernisme n’aurait pu avoir
lieu sur sa terre natale ? Il est parfois regrettable que ceux qui
se présentent comme des historiens des idées soient
si peu attentifs à l’histoire.
En tous cas, les auteurs ont le mérite
de ne pas dissimuler leur propre vision des choses. Leur livre pourrait
s’intituler « la longue marche de l’intelligentsia
chinoise vers les radieux rivages de la post-modernité ».
Ils n’hésitent pas en effet à affirmer que «
la déconstruction du mythe sacré d’un monde unifié
est un pas important dans la quête par les intellectuels chinois
d’une compréhension multidimensionnelle du monde et
de la réalité ». Ce sont les poètes Bei
Dao et Yang Lian (tous deux installés à l’étranger
depuis plus d’une décennie) et les romanciers de l’absurde
Liu Suola et Xu Xing qui, à leurs yeux, représentent
le nec plus ultra de l’intelligentsia chinoise contemporaine.
Lin Min et Maria Galikowski martèlent que les intellectuels
chinois ont déconstruit les visions monistes de la vérité,
la foi aveugle dans la raison etc., rejetant une tradition chinoise
profondément enracinée. Ainsi, c’est la «
privatisation de la croyance » plutôt que l’«
universalisation de la connaissance » qui devient le critère
de l’intellectuel chinois contemporain (p. 192). Ils commencent
à cesser de raisonner par binômes du type Occident-Chine,
et même « bien-mal » (p. 196), les auteurs n’hésitant
pas à se référer à la critique de l’orientalisme
posée par Edward Said.
« Questionner l’universalité
de la théorie occidentale, réfléchir de manière
critique sur sa propre tradition, chercher une nouvelle inspiration
chez les peuples du Tiers-monde signifie la libération épistémologique
des intellectuels chinois » (p. 201).
Mais le retour aux études purement académiques
qui caractérise les années 1990 ne signifie pas le
refus du social (pp. 208-9) Les intellectuels des années
1990 se concentrent sur l’étude des problèmes
de la modernité plutôt que sur les grandes controverses
idéologiques. C’est un peu la victoire de Hu Shi, qui
affirmait l’importance des problèmes (wenti)
sur Chen Duxiu, qui insistait sur l’importance des idées
(zhuyi). Ce que les auteurs ne disent pas, c’est qu’au
lendemain du massacre du 4 juin 1989, les débats idéologiques
ont été bannis de l’espace public en Chine.
On peut, et c’est notre cas, ne pas partager
cette vision au fond très linéaire et pré-moderne
de l’histoire des idées. Toutefois, le livre est intéressant
car il présente de manière relativement objective
les cinq courants dont il note l’apparition.
Les auteurs, en effet, refusent le simplisme.
On voit bien qu’ils n’ont guère de sympathie pour
les néo-rationalistes auxquels ils reprochent d’adhérer
à une vision hegeliano-marxiste de l’histoire ; ils
sont donc coupables de penser que le progrès économique,
la démocratie et la science conduiront la société
à la perfection (p. 11). Toutefois, ils ne manquent pas d’admiration
pour Li Zehou qui, à leurs yeux, incarne le mieux ce courant.
Ils vont jusqu’à affirmer que : « Li est peut-être
l’une des figures les plus complexes sur la scène intellectuelle
chinoise. Dans un sens, la complexité et le caractère
exhaustif de son système théorique permettent de le
comparer à Hegel » (p. 64) ! Après s’être
livrés à une profonde analyse philosophique de ses
écrits, ils affirment que cet ancien protégé
de Zhou Yang pourrait être le philosophe du denguisme, lui
qui, pendant la controverse sur l’humanisme en 1983, a critiqué
le moralisme abstrait des humanistes comme Wang Ruoshui et son ancien
patron, estimant que le moralisme a-historique risquait de conduire
à « un idéalisme de type maoïste »
(p. 53). Ainsi, malgré leur peu de sympathie pour les porte-paroles
du néo-rationalisme, ils reconnaissent que ce courant a joué
un rôle important dans le débat intellectuel du début
des années 1980.
En revanche, jamais aucun autre courant n’a
cherché autant que celui qui s’est penché sur
l’herméneutique à développer des «
explorations pluralistes », s’intéressant donc
vraiment aux problèmes essentiels. Ses meilleurs représentants
sont Gan Yang et Liang Zhiping, ceux-là même qui ont
reproché aux néo-rationalistes de confiner au scientisme
(p. 13). Ils ont dépassé l’idéologie des
Lumières et sont conscients des limites de la rationalité
scientifique, qui ne devrait pas être considérée
comme le critère ultime. Ils ont par ailleurs une vision
moderne de la tradition. Il ne s’agit pas de la prendre comme
un objet donné, « bon » ou « mauvais »,
mais de saisir son interaction constante avec le présent
et le futur. Elle « est une riche ressource qui doit être
incorporée à la construction culturelle de la modernité
». Ces philosophes ont vu clairement les dilemmes de la modernité,
mais ont également soulevé la question de la reconstruction
d’une base intellectuelle solide pour les comprendre. Ils vont
au delà des néo-rationalistes et développent
une sorte de « scepticisme critique » (p. 17).
La catégorie suivante, les iconoclastes,
est plus discutable car il est difficile de mettre dans le même
groupe les « iconoclastes politiques », dont Fang Lizhe,
et les « iconoclastes culturels », comme Bei Dao et
Yang Lian. Le premier est presque scientiste tandis que les seconds
sont beaucoup plus sceptiques sur l’idée de progrès.
C’est parce que les membres de ces deux groupes refusent tout
compromis avec le pouvoir que Lin et Galikowsy les mettent dans
la même catégorie.
Le courant suivant représente l’«
exemple négatif » cher à Mao Zedong ; il s’agit
de l’« idéalisme » de Liang Xiaosheng, attaché
aux vieilles valeurs collectives des années 1950 et 1960
des anciens gardes rouges (lao sanjie) : le sud marchand
contre le nord vertueux, et les vieux leaders révolutionnaires
charismatiques contre les technocrates pragmatiques (p. 128).
Liang est un nostalgique des « leaders
patriarcaux » du type Mao. Redevenant marxistes pour les besoins
de la cause, Lin et Galikowski affirment que le débat entre
Liang et les intellectuels plus intéressants « est
une controverse entre le pré-moderne et le moderne, ou bien
entre les sociétés fondées sur la parenté
et celles fondées sur l’individu » (p. 135). La
frustration de Liang Xiaosheng est facile à comprendre :
« Face à cette nouvelle vague de scepticisme et d’anti-dogmatisme
intellectuel, et à la déconstruction post-moderne
de bien des concepts du discours traditionnel, de nombreux intellectuels
éprouvent de la frustration devant la perte de leur rôle
conventionnel d’enseignant et de jugeur (sic) des valeurs et
de la moralité sociale » (p. 137).
Avant de dénoncer les néo-nationalistes,
les auteurs présentent celui pour lequel ils semblent avoir
le plus de sympathie, Liu Xiaofeng, un Sichuanais né en 1956
qui a étudié la théologie en Suisse et s’est
installé depuis à Hong Kong. C’est sa lecture
de l’Occident qui passionne nos auteurs. Pour Liu la théologie
chrétienne constitue le summum de la connaissance humaine
et c’est à cette aune qu’il analyse la crise actuelle.
Il(s?) reproche(nt?) aux intellectuels chinois de s’être
intéressés uniquement à la rationalité
scientifique alors que la tradition chrétienne est un important
élément de la culture occidentale (p. 149). Liu critique
l’absence de sens du sacré, de la transcendance dans
la tradition chinoise, une absence qu’il juge encore plus grave
que celle de l’esprit scientifique.
Si le lecteur est conscient des préjugés
des auteurs et s’il est capable de dépasser leur «
narration jargonnante » (jargonning narrative), The
Search for Modernity est un livre utile. Il permet en effet
au non-spécialiste de prendre la mesure de la renaissance
intellectuelle qui s’est produite dans le monde chinois au
cours des deux dernières décennies.