BOOK REVIEWS

Gunter Schubert et Axel Schneider eds : Taiwan an der Schwelle zum XXI.Jahrhundert.Gesellschaftlicher Wandel, Probleme und Perspektiven eines asiatischen Schwellenlandes, et Beate Tränkmann : Demokratisierung und Reform des politischen Systems auf Taiw

En Allemagne, Taiwan a longtemps été le parent pauvre de la recherche sinologique (1). La parution des ces deux ouvrages (le premier en mars 1996, le second en 1997) signalait une réévaluation de l’importance de Taiwan, alors qu’avec les premières élections présidentielles au suffrage direct, l’île se trouvait à un tournant de son histoire politique. Réunissant quinze auteurs d’horizons différents, « Taiwan au seuil du XXIe siècle » donne une vision globale (politique intérieure, politique extérieure, économie et société) et interdisciplinaire (sinologie, ethnologie, sociologie, droit et écologie) du sujet. Le livre de Beate Tränkmann est une réflexion approfondie sur la nature des changements constitutionnels des années 1990. Les deux ouvrages se proposent de déterminer les facteurs qui ont contribué à la démocratisation du régime taiwanais ; dans l’introduction à l’ouvrage collectif, les auteurs s’interrogent aussi sur les traits spécifiques, taiwanais ou chinois qui la caractérisent, sur les nouveaux problèmes qu’elle induit et sur la qualité de modèle qu’elle pourrait avoir pour d’autres nations émergentes.

Partant d’une observation minutieuse des résultats des élections qui ont eu lieu entre novembre 1986 (2) et décembre 1995, Jürgen Domes montre comment les discussions politiques de cette période, relayées par les médias, ont suscité un véritable débat démocratique sur l’île et ont forcé les partis en concurrence à définir leur programme en fonction des aspirations de la population. La volonté populaire a pu s’exprimer tant au niveau national que local grâce aux six consultations qui se sont tenues dans les années 1990 et ont connu un taux de participation élevé. Domes en conclut que Taiwan a réalisé avec succès sa transition démocratique.

Gunter Schubert décrit comment le parti autoritaire, de type léniniste, qu’était le Kuomintang (KMT), en est venu à adopter des structures démocratiques. Il attribue cette transformation, d’une part à la « taiwanisation » qui a débuté dans les années 1970 (3), d’autre part au factionnalisme qui a pris corps au sein du parti au cours des années 1980 et a créé une dynamique interne — laquelle a provoqué, en 1993, la scission de certains de ses membres et la création du Nouveau parti (NP). Pour Schubert, ces changements ont permis au KMT de résister au développement de l’opposition et de se maintenir en lice dans la lutte pour le pouvoir avec une marge de manœuvre respectable.

Toutefois, le KMT a quelques difficultés à prendre distance avec à son histoire, comme l’expose Michael Meyer dans son article sur la Terreur blanche (4). Bien documenté, celui-ci présente l’intérêt de renseigner sur un sujet encore peu abordé. Il montre que le KMT, dans un but de réconciliation nationale taiwanaise, s’est astreint à reconnaître ses erreurs lors du soulèvement du 28 février 1947, mais qu’il y a peu de chances qu’il admette ses torts à propos d’une répression anticommuniste, d’autant que les victimes se sont refusées à laisser l’opposition exploiter le sujet.

Stephan Grauwels expose (en anglais) le rôle d’avant-garde que le Parti démocrate progressiste (PDP) a joué dans la modernisation démocratique de Taiwan, en particulier en soulevant la question de l’identité nationale et en brisant le tabou du problème de l’indépendance. Grauwels montre que le PDP a dû toutefois renoncer à avancer des revendications trop radicales pour progresser dans l’opinion populaire et que certains volets de son programme sont maintenant assez peu éloignés de ceux des deux autres partis.

Les trois auteurs posent la question de l’avenir des relations entre KMT, PDP et NC. Domes pense que compte tenu du rapport des forces en présence,, il ne pourront éviter de former une coalition pour gouverner. Grauwels parle d’un système politique à « deux partis et demi » et envisage un jeu d’alliance à l’allemande, c’est à dire une coalition du KMT ou du PDP avec le NC, ou plus vraisemblablement une alternance à la belge, le parti le plus important — le KMT — gouvernant tantôt avec le PDP , tantôt avec le NC.

Axel Schneider critique la nature hybride et le manque de précision du système constitutionnel taiwanais (en 1996). Il rejoint le jugement que porte Beate Tränkmann, après avoir mené une analyse rigoureuse et détaillée des modifications qui lui ont été apportées dans les années 1990. La constitution de 1947 allait dans le sens du parlementarisme ; après modifications, le régime des années 1990 a évolué vers un système semi-présidentiel (en partie comparable à celui de la France sous la Ve République ), mais qui présente, de l’avis de Tränkmann, des imperfections de nature à affecter la stabilité du pouvoir politique. Dans ce système d’exécutif bicéphale, la répartition des pouvoirs est mal définie et, de manière générale, la question des équilibres entre pouvoirs n’est, à son avis, pas réglée de manière satisfaisante (5). Comme elle l’explique, si la constitution se présente actuellement comme un assemblage sans cohérence interne, c’est que le KMT n’a pas voulu entamer un processus de réforme global, parce qu’il aurait contredit son objectif initial qui était de réunifier la Chine et aurait entamé sa légitimité en se coupant de ses origines. Il lui fallait aussi ménager des intérêts politiques divers.

La démarche adoptée par les auteurs est la même : ils analysent le système taiwanais à l’aune des normes occidentales — normes qui ont certainement servi de référence aux élites taiwanaises, puisque la plupart d’entre elles a fait ses études aux Etats-Unis. En revanche, le jugement final qu’ils portent sur le degré de démocratisation atteint par Taiwan diffère. Domes conclut que la transition d’une dictature autoritaire à une démocratie représentative s’est faite avec succès à Taiwan. Dans un texte publié en 1999, il affirme en outre que le succès de la démocratisation à Taiwan est la preuve que les procédures démocratiques peuvent fonctionner dans une société chinoise (6). Tränkmann est plus réservée sur la pérennité de cette démocratie encore imparfaite ; elle admet en outre qu’il existe, hors du champ de son analyse, des facteurs qui ont joué un rôle dans l’élaboration de la constitution taiwanaise, tel que l’influence de personnalités charismatiques et de leurs réseaux — « structures qui ne sont pas inhabituelles dans les sociétés asiatiques » — et conclut que la constitution, à Taiwan, n’a pas la valeur d’un texte juridique se situant au-dessus des luttes de parti, mais paraît être un enjeu de celles-ci. Parvenu aux mêmes conclusions, Schneider se demande si Taiwan peut finalement être présentée — ainsi que le font les médias internationaux — comme un exemple de l’universalité des valeurs démocratiques occidentales et de leur applicabilité aux société dites confucianistes d’Asie. Il aurait été utile pour le lecteur d’avoir, en contrepoint, un aperçu de ces aspects de la vie politique taiwanaise, qui ne sont ici évoqués qu’en creux, mais concourent à relativiser le jugement de ces deux auteurs (7).

La question de l’identité nationale taiwanaise apparaît sous plusieurs éclairages. Cette notion donne lieu à des évaluations contradictoires qui oscillent entre dimension régionale et dimension nationale ainsi qu’entre une vision culturelle et une vision politique de la nation.

Chang Mao-kuei se situe dans une perspective politique. Après en avoir donné une présentation historique très fouillée, il conteste qu’il faille réduire cette question à un pur problème « ethnique », à savoir à un conflit entre « continentaux » et « Taiwanais » étant donné la complexité du problème des origines (8). Il souligne que, longtemps étouffée par la politique d’assimilation du KMT, la question n’est venue en débat qu’au début des années 1990, même si quelques mouvements de type ethnique se sont développés dans les années 1980, et qu’elle n’a pris de l’importance que lorsqu’elle a été instrumentalisée par les partis, qui en ont fait un enjeu de leur lutte ; il pense que, pour cette raison, elle est désormais devenue un élément incontournable dans le paysage politique.

Sur la base d’une recension des écrits publiés par les auteurs taiwanais (y compris durant la période d’occupation japonaise), le regretté Helmut Martin évalue le rôle que peut jouer la littérature dans la recherche de l’identité taiwanaise. Pour lui, les formes classiques de la littérature de l’île — boudées par le public, concurrencées par la sous-culture urbaine de la jeunesse et par les médias et rejetées par les « continentaux » et les milieux commerçants hostiles à une vision nationale trop étriquée — n’expriment pas une véritable spécificité taiwanaise ; celle-ci aurait plutôt une dimension régionaliste et se manifesterait davantage dans les écrits des intellectuels qui se sont détournés des formes traditionnelles pour s’engager dans l’activisme social, politique ou lié à l’environnement. La revendication identitaire se traduit aussi de plus en plus par le rejet de la « langue de Pékin » au profit du taiwanais (hokkien).

L’éveil de la conscience nationale taiwanaise a aussi pris la forme d’une réhabilitation de la culture et du statut des aborigènes, qui avaient été maintenus jusqu’aux année 1990, dans une situation matérielle et sociale désastreuse. L’opposition, l’église presbytérienne et les intellectuels ont mené des campagnes en leur faveur et ont obtenu des mesures pour améliorer leur statut et « reconstruire » leur culture. Michael Rudolph semble réservé sur le résultat qu’elles pourront donner ; mais le mouvement est significatif d’une volonté de fonder une identité nationale.

Carsten Hermann-Pillath aborde la question sous l’angle économique : il se demande quelle influence peut exercer l’intégration économique croissante qui résulte de la politique d’investissement des entrepreneurs taiwanais, en partant du constat que cette intégration a favorisé une division interrégionale du travail entre l’île et certaines provinces côtières du continent et a créé un « espace économique régional » (9), dans lequel les élites taiwanaises imposent leurs choix et leurs méthodes de travail et comblent finalement l’absence d’encadrement local grâce aux organisations qu’elles ont créées. A son avis, le contexte d’intégration régionale n’est favorable ni à l’articulation d’une identité, ni à un renforcement de la conscience nationale taiwanaise, car le développement des investissements sur le continent a eu pour conséquence une perte d’influence de l’Etat taiwanais sur les activités économiques et les entrepreneurs et qu’il se trouve désormais être un « Etat faible » face à une « société forte ». Or l’intérêt des entrepreneurs taiwanais est de maintenir le statu quo ; toute accentuation de la revendication d’indépendance leur porterait préjudice. Les relations politiques avec les instances régionales et locales du continent sont pour eux plus importantes que les relations formelles entre les deux gouvernements centraux. La question ethnique et les particularités taiwanaises lui semblent plutôt représenter un « cas de différenciation régionale ».

La question de l’identité nationale joue un rôle fondamental dans la définition de la politique extérieure taiwanaise — la préservation de l’identité taiwanaise dépendant de la sauvegarde du régime politique de l’île. La question touche donc au mode de coexistence avec la Chine populaire et à la stratégie internationale que Taiwan choisira pour l’avenir.

Pour Oskar Weggel, l’avenir de Taiwan passe par la stratégie d’essor économique qu’a adoptée jusqu’ici le gouvernement taiwanais (maintien du haut niveau économique de l’île et politique du portefeuille) ; l’île dispose d’atouts qui lui permettront de continuer à s’affirmer, sur le continent, en y exportant son modèle économique, sur le plan régional, comme avant-poste de la « Chine bleue » et, sur le plan international, comme plaque tournante dans la zone des « tigres » et « dragons ». En se rendant indispensable, Taiwan préservera sa liberté d’action.

D’autres auteurs sont plus réservés sur les perspectives économiques. Tim Trampedach souligne les limites de cette politique, dans la mesure où elle rend l’île trop dépendante de Pékin. Comme le montre Detlev Rehn, Taiwan aura de plus à affronter les problèmes afférents à son adhésion à l’OMC (existence de secteurs encore très protégés, infrastructures encore trop peu modernes, commerce extérieur insuffisamment diversifié, renforcement de la concurrence — dont celle venue du continent — et risques de chômage) et à trouver un accord avec les Etats-Unis, à cause de ses excédents commerciaux. Le bilan dressé par Peter Heck expose les risques induits par une industrialisation forcée qui épuise le potentiel de l’écosystème, mais souligne que l’île a su maîtriser de nombreux facteurs de développement durable et s’est fixé un programme ambitieux de protection de l’environnement. La progression de Taiwan dépend aussi de la réforme de son système éducatif, qui, ainsi que le montre Adelheid Hu, amalgame pensée confucéenne et esprit carriériste, mais doit désormais mettre davantage l’accent sur le développement de la personnalité et s’adapter aux nouvelles conditions démocratiques.

Trampedach comme Näth pense que la solution adoptée par la République fédérale allemande à partir des années 1970 (« une nation, deux Etats ») serait appropriée à la situation actuelle. Näth explique que la RPC et Taiwan pourraient cohabiter en tant qu’Etats à statut égal dans toutes les instances internationales (y compris l’ONU), sans toutefois se considérer mutuellement comme deux pays étrangers l’un à l’autre ; ainsi la RFA ne considérait pas les habitants de la République démocratique allemande (RDA) comme des étrangers et la RDA n’avait pas d’ambassade, mais une représentation, en RFA (la RFA n’avait accepté qu’une reconnaissance de facto et non de jure de la RDA). On peut toutefois objecter que les situations ne sont que partiellement similaires. La Chine populaire possède l’avantage de la taille et du poids démographique ; Taiwan n’a que l’atout du développement économique. Or la RFA réunissait ces trois avantages par rapport à la RDA. En outre, les relations de la RFA et de la RDA se situaient dans une configuration de guerre froide : ni la RDA, ni la RFA n’auraient engagé de leur propre chef une attaque militaire directe contre l’autre ; leur sécurité était garantie par l’une ou l’autre des deux grandes puissances. En cas d’attaque de Taiwan, on peut se demander quel serait le degré de détermination des Etats-Unis à s’engager dans un conflit militaire avec la Chine pour protéger l’île (10). Une solution « allemande » n’offrirait donc qu’une garantie limitée à Taiwan. Elle lui permettrait toutefois de siéger aux Nations Unies, comme le demande le gouvernement taiwanais, ce qui lui permettrait sans doute de s’assurer une meilleure position sur le plan diplomatique — à condition que la RPC ne continue pas à appliquer une sorte de « doctrine Hallstein », en refusant tout rapport diplomatique avec les pays qui ont des relations officielles avec Taiwan.

Chez Näth, le choix d’une solution à l’allemande est sous-tendue par l’idée que l’unification aura lieu dans un avenir plus ou moins proche (elle pense qu’on surestime la solidité du régime en Chine et qu’il s’écroulera plus vite qu’on ne le croit). Elle sous-entend l’appartenance des Taiwanais et des Chinois à une même nation ; on se demande quelle place est accordée à la revendication identitaire dans ce cas. Trampedach, au contraire, ne croit pas à une unification future, à moins d’une intervention militaire de la Chine populaire, peu probable, à son avis, car trop coûteuse sur plan économique et international et trop difficile à mener sur le plan militaire (11). Il rejette l’idée d’une intégration progressive entre l’île et le continent par le biais de l’économie, car les différences géographiques et économiques lui paraissent trop importantes. C’est pourquoi il pense que, même en cas de chute du communisme, Taiwan voudrait acquérir son indépendance plutôt que de se réunifier à un continent déstabilisé politiquement et moins développé économiquement.

Pour conclure, l’intérêt de ces deux livres réside dans la clarté, la précision et la richesse des exposés ainsi que dans les pistes de réflexion variées qu’ils ouvrent sur des questions qui sont toujours en débat. On peut seulement regretter que les auteurs de l’ouvrage collectif n’aient pas repris l’ensemble des thèmes dans une courte synthèse finale, qui aurait répondu, au moins en partie, aux questions posées en introduction. Rétrospectivement, l’élection de Chen Shui-bian à la présidence confirme l’optimisme de Domes, mais les limites d’ordre économique et écologique et les tensions avec Pékin évoquées par ses collègues demeurent.