BOOK REVIEWS

Stanley B. Lubman : Bird in a Cage - Legal Reform in China After Mao

Voici un livre important qui est déjà en passe de devenir un classique aux Etats-Unis. En effet, cela faisait longtemps que n’avait pas été publiée, écrite par la même plume experte, une analyse d’ensemble du droit chinois contemporain. Certes, un certain nombre de volumes collectifs en Amérique du Nord sont venus au cours des années 1990 apporter un éclairage utile sur l’évolution des facettes les plus importantes (ou visibles) du système légal de la République populaire de Chine (RPC) (1). Mais les synthèses à une seule main sur ce sujet restent rares (2).

Or, ces synthèses sont particulièrement éclairantes, en particulier lorsqu’elles sont réalisées par des universitaires qui ont suivi depuis plusieurs décennies la destruction puis la difficile réhabilitation du droit dans ce pays. C’est assurément le cas de Bird in a Cage : observateur et praticien, en qualité d’avocat, du droit chinois depuis le début des années 1960, Stanley Lubman est l’un des meilleurs spécialistes américains de la question (il enseigne également à l’Université de Stanford). En quelque trois cent pages serrées, mais émaillées d’anecdotes personnelles qui agrémentent la démonstration tout en l’étayant, l’auteur dresse un bilan complet, lucide et brillant des vingt dernières années de réformes juridiques en Chine populaire (1979-1998).

Divisé en dix chapitres, dont une courte introduction et une riche et sage conclusion, et suivi d’une féconde bibliographie, cet ouvrage couvre tous les aspects saillants du droit chinois. Dans un premier temps (chapitre 2), Lubman présente, sous la forme d’un dialogue philosophique et juridique particulièrement vivant, les principales oppositions ou différences entre les conceptions occidentale et chinoise de l’Etat et du droit. Puis, ayant mis à jour une de ses précédentes études (3), l’auteur nous rappelle l’importance de la médiation et des méthodes extra-judiciaires de résolution des conflits à l’époque de Mao Zedong et surtout, la faiblesse des garanties que ce système pouvait procurer aux parties impliquées, notamment celles qui se trouvaient éloignées du pouvoir en place ou en délicatesse avec celui-ci. De même, s’inspirant de travaux antérieurs (4), il dresse le bilan juridique des trente premières années du régime communiste : sous Mao, le droit était une forme d’administration parmi d’autres, forme qui disparut presque totalement durant la Révolution culturelle. La répression des criminels et des ennemis du régime dominait tandis que ce qui tenait lieu de « droit civil » occupait une place marginale.

Ces deux chapitres (3 et 4) sont importants pour comprendre à quel point les responsables de la RPC ont dû reconstruire à partir de presque rien le système juridique du pays après 1978. Ceux-ci ne se trouvaient pas pour autant devant une « page blanche » et les réformes légales entreprises à la fin des années 1970 se sont appuyées à la fois sur l’expérience de type soviétique accumulée au cours de la première décennie du régime (droits constitutionnel, pénal et économique, surtout au cours des années quatre-vingt) et sur les conceptions occidentales qui paraissaient transposables (une partie du droit économique, et du droit civil) à la Chine du moment. Comme le montre Lubman (chapitre 5), l’équilibre ou les compromis entre les deux sources d’inspiration ont largement été tributaires de l’état d’avancement des réformes économiques ; et le résultat de cette évolution est loin d’être rassurant : une impressionnante montée du clientélisme et de la corruption, une rémanente ambiguïté des droits de propriété et une approche encore largement « instrumentaliste » du droit, en dépit des débats récents sur la construction d’un « Etat de droit » (yifazhiguo).

Il est vrai qu’après le retour de Deng Xiaoping au pouvoir, la première tâche du pouvoir communiste a été de « légaliser l’Etat », de « réinventer » la profession d’avocat et de « régulariser » la justice pénale (chapitre 6). Mais là encore, l’auteur est d’une franchise et d’une honnêteté intellectuelle impitoyables : l’élaboration des lois reste marquée par le « formalisme » (ce que l’on pourrait appeler « la mise en articles » des normes et déclarations politiques) et le « positivisme » (la loi est l’unique source du droit, la jurisprudence n’acquérant que rarement la valeur du précédent) (p. 148) ; les avocats ne sont certes plus, depuis la nouvelle loi de 1996, des « travailleurs d’Etat » mais leur rôle et leur autonomie sont encore loin d’être pleinement reconnus ; le droit pénal et la procédure pénale ont connu d’importants changements au cours des vingt dernières années et s’appuient sur des codes complètement refondus depuis 1996-1997 ; mais de nombreux obstacles entravent l’application de ces textes ainsi que l’émergence d’une justice pénale institutionnalisée et équitable (persistance des sanctions administrative ainsi que de l’ingérence de la Sécurité publique et du Parti communiste).

S’il y a un domaine dans lequel un effort considérable a été réalisé, c’est celui du droit économique, puis plus récemment du droit administratif (chapitre 7). Toutefois, ici aussi, c’est l’approche « utilitariste » qui l’a le plus souvent emporté : il s’agissait d’élaborer un cadre juridique susceptible d’abord d’attirer les investissements étrangers puis d’accompagner (ou plutôt de rattraper) l’évolution des relations entre acteurs économiques liée à l’apparition progressive des mécanismes de marché. Si l’oeuvre législative est impressionnante, son application demeure souvent incertaine et inégale. Ces variations spatiales et temporelles découlent pour une large part des pouvoirs discrétionnaires de la bureaucratie. D’où la mise en place progressive, à partir de la fin des années 1980, d’un droit administratif : cependant comme l’indique Lubman, les lois promulguées (dont la loi de procédure administrative qui permet de porter plainte contre l’administration) ne constituent que « les timides premiers pas sur le chemin du contrôle de l’illégalité administrative » (p. 214).

Les deux derniers chapitres (8 et 9) sont consacrés à l’application des lois et à l’action de la justice. L’auteur montre d’une part qu’en dépit d’une baisse relative du nombre de cas, la médiation extra-judiciaire mais administrative reste un moyen essentiel de résolution des conflits. Il analyse d’autre part le fonctionnement des tribunaux et la charge croissante de travail à laquelle ceux-ci doivent faire face : l’absence d’indépendance des juges (par rapport au PC et aux gouvernements locaux qui les financent), leur manque de qualification et l’approche du droit qui les habite encore (un ensemble de règles destinées à administrer la société et non un système de normes qui créent des droits individuels et collectifs) constituent autant d’éléments qui, aux yeux de Lubman, font du système juridique de la RPC non pas un Etat de droit mais — reprenant la métaphore désormais dépassée de Chen Yun sur l’économie et l’Etat — un oiseau dont la cage s’est élargie mais est loin d’avoir disparu (p. 297).

La conclusion d’une étude aussi variée et approfondie ne peut être que prudente (chapitre 10) : de nombreuses incertitudes subsistent, notamment pour ce qui concerne l’avenir des relations entre le pouvoir politico-administratif local et les tribunaux et le rôle des avocats ; mais aussi deux réalités se font chaque jour plus pressantes : le besoin grandissant de justice au sein de la société chinoise et l’impossibilité d’établir un Etat de droit sans réforme politique ni remise en question du pouvoir monopolistique du Parti communiste.

Il est difficile de ne pas souscrire à l’analyse d’ensemble que nous livre Stanley Lubman ni de reconnaître la grande fiabilité des sources et des informations sur lesquelles celle-ci s’appuie. Mes critiques n’ont donc qu’un caractère secondaire. Je limiterai leur nombre à quatre. Deux concernent de regrettables lacunes, la troisième l’organisation de l’ouvrage et la dernière a trait à ce que je perçois comme une contradiction entre l’état des lieux et ce que nous, étrangers, pouvons faire pour l’améliorer.

Le chapitre historique qui expose les principales différences entre les traditions chinoise et occidentale manque justement d’historicité. Il est certes commode et utile, dans un but didactique, d’élaborer des idéaux-types weberiens mais cette présentation tend non seulement à gommer les évolutions au sein même de la conception impériale chinoise du droit mais aussi omet de mettre en valeur l’important processus de réforme et d’occidentalisation du droit chinois réalisé à la fin de l’ère mandchoue (Shen Jiaben) puis à l’époque républicaine, notamment par Tchiang Kaï-shek (avec l’aide notamment de juristes allemands et français, dont Jean Escarra). Il est vrai qu’en 1949, du passé de la modernisation juridique du pays, Mao fit table rase (il abolit d’un coup de pinceau vengeur les six codes de la République de Chine encore en vigueur à Taiwan). Mais ce demi-siècle d’acculturation juridique reste d’autant plus important que le système légal actuel de la RPC est, beaucoup plus qu’on ne le croit et que Pékin ne le dit pour d’évidentes raisons politiques, influencé par le droit taiwanais. Car loin d’être « marginalisé » (p. 318), le droit — de même que le combat pour une meilleure indépendance des tribunaux — occupent dans le Taiwan démocratique d’aujourd’hui une place importante et appelée à croître.

Lubman a raison d’indiquer qu’il faut se méfier des collections d’arrêts publiés : ceux-ci sont souvent exemplaires et n’offrent pas une photographie exacte de la jurisprudence (p. 210). Néanmoins, la longue analyse des principales caractéristiques et difficultés de l’action des tribunaux chinois laisse le lecteur en partie sur sa faim : n’aurait-il pas été possible de tracer, ne serait-ce qu’à grands traits et sur la base de quelques exemples choisis dans les différentes branches du droit, l’évolution de la jurisprudence connue ? Ce travail est à n’en point douter digne de Sisyphe et dans le cadre d’un ouvrage de synthèse serait forcément apparu comme incomplet. Cependant, de même que la législation chinoise a profondément évolué depuis les premières lois promulguées en 1979, les décisions rendues par les tribunaux ont gagné, du moins dans certains domaines et juridictions et grâce à l’action de la Cour suprême, en professionnalisme et régularité.

L’organisation de l’ouvrage est parfois déroutante. Sans doute est-ce là la réaction d’un juriste français, habitué à une progression raisonnée, ouverte par une partie historique (Empire, République de Chine et période maoïste) et développée selon l’ordre formel suivi dans les facultés de droit (droit constitutionnel, organisation judiciaire et auxiliaires de justice, droit civil, droit administratif, droit pénal, etc.). Mais une présentation plus classique du droit chinois contemporain aurait par exemple permis de mieux mettre au jour l’originalité et les ambiguïtés de ce que les pays socialistes appellent le « droit économique ». De même, il aurait été plus aisé de montrer le caractère novateur, voire « révolutionnaire » en RPC du droit administratif, une branche du droit totalement inexistence en RPC et incompréhensible des juristes de ce pays avant les années 1986-1987.

Enfin, bien que l’auteur admette que « l’Etat de droit est une idéologie » qui n’est pas celle du PC (p. 297), il suggère au gouvernement américain une action à la fois en matière de droits de l’homme et de formation que je serais tenté de qualifier de « prématurée » (pp. 309 et suiv.). D’une part, comme Lubman le reconnaît, il est vrai que les Etats-Unis ne sont pas toujours les mieux placés pour demander aux autres Etats d’accepter des normes internationales (par exemple le Pacte international sur les droits civils et politiques que Washington ne signa qu’en 1992) qui portent atteinte à leur souveraineté, un principe auquel les Américains sont probablement autant attachés que les Chinois, lorsque cela concerne leur périmètre national et l’application du droit américain évidemment. Il n’en demeure pas moins qu’une action plus discrète en vue de la protection des droits de l’homme en Chine risque d’être encore moins efficace que les protestations publiques. Cela fait plusieurs années que les gouvernements européens, obsédés par les contrats miracles que pourraient remporter leurs hommes d’affaires, ont abandonné toute élévation de la voix : le résultat est que les seuls dissidents libérés puis expulsé de RPC depuis une dizaine d’années l’ont été grâce aux pressions américaines (Wei Jingsheng, Wang Juntao,Wang Dan, etc.). Et si Pékin tient tant à saboter les résolutions de la Commission des droits de l’homme de l’ONU, c’est parce que non seulement ces résolutions auraient un impact sur la « face » du régime mais aussi parce que cette mécanique contraindrait la Chine populaire à rendre à la communauté internationale autrement plus de comptes qu’elle ne le fait aujourd’hui en matière de droits de l’homme.

D’autre part, l’on ne peut qu’approuver le réalisme de Lubman selon lequel les pressions américaines sur la Chine afin que celle-ci renforce ses lois en matière de protection de la propriété intellectuelle ont peu de chances d’aboutir (p. 313). Toutefois, un plus gros effort américain, comme il le demande, de formation des juristes chinois, notamment au droit administratif, risque à cet égard de s’avérer décevant : pendant des années, alors que ses meilleurs juristes étaient formés aux Etats-Unis, souvent grâce à l’aide de ce pays, Taiwan a violé à qui mieux-mieux les règles élémentaires du copyright. Quoiqu’en la matière, la RPC soit en passe de présenter une menace décuplée aux intérêts des sociétés de marque, ce ne sont pas les formations gratuites offertes aux étudiants chinois ni les missions touristico-juridiques dans nos pays de leurs aînés qui changeront les choses. Réaliste dans l’analyse, il faut le rester dans les recommandations. Doit-on pour autant ne rien faire ? Certes non, mais il faut rester conscient du fait que l’action de formation des juristes chinois dans laquelle sont engagés de nombreux gouvernements occidentaux n’est qu’un investissement à long terme qui ne portera ses fruits que lorsque la République populaire se sera effondrée et (pas ou) que la Chine aura atteint un certain niveau de prospérité.

En attendant ces heureux événements, que chacun lise Bird in a Cage !