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Quelles solutions pour la querelle Chine-Taiwan ?

Il est vrai que l’on peut penser qu’il y a urgence à trouver des solutions. Les menaces de l’Armée populaire de libération (APL) destinées à convaincre Taipei de la nécessité, sinon de l’intérêt, de la réunification avec la « mère patrie » deviennent chaque jour plus précises. La rhétorique qui les accompagne est secondée et en partie crédibilisée par la modernisation rapide de la défense chinoise et le déploiement continu de nouveaux systèmes d’armes contre Taiwan — notamment plus de 300 missiles pointés en direction de « l’île rebelle ». Depuis mars 2000, la République de Chine (RDC ou Formose) s’est dotée d’un président, Chen Shui-bian, soutenu par un Parti démocrate progressite (PDP) qui, s’il n’est plus franchement indépendantiste, reste opposé à toute unification avec la République populaire de Chine (RPC) et donc aux yeux de celle-ci soupçonné de « séparatisme » (fenliezhuyi) et ceci en dépit de la fraîche conversion de Chen à l’idée d’une intégration économique, puis politique (zhengzhi tonghe) à long terme avec le continent chinois. Et depuis janvier 2001, une nouvelle administration américaine, perçue comme plus favorable à Taiwan et surtout plus méfiante à l’égard des politiques étrangère et de défense développées depuis près d’une décennie par la RPC, s’est mise en place. Cette administration républicaine a d’une part la ferme intention de mettre un terme aux dérives clintonniennes d’« amitié » unilatérale pour un pays qui ne cesse de s’insurger contre l’action des Etats-Unis dans le monde. Elle entend d’autre part consolider ses relations avec ses alliés, en particulier dans la région Asie-Pacifique, et poursuivre sans état d’âme les projets nationaux comme régionaux de défense anti-missiles. Autant d’objectifs qui ne peuvent que servir les intérêts de Taipei et évidemment desservir ceux de Pékin.

Toutefois, la combinaison de ces facteurs est propre soit à « embraser la plaine », aurait dit un Mao Zedong, c’est-à-dire conduire irrémédiablement les protagonistes vers le ravin de la guerre totale, soit à les inciter à la prudence et à la recherche de solutions nouvelles.

De fait, depuis que l’ensemble de ces nouveaux ingrédients politiques — un peu comme des éléments chimiques inconnus que l’on teste pour la première fois — se sont trouvés en contact direct, les signaux de modération se sont multipliés tant à Pékin, qu’à Taipei ou à Washington. Ainsi, dès son entrée en fonction, en mai 2000, Chen Shui-bian a fait preuve d’une prudence exemplaire, démontrant ce faisant sa bonne volonté aux Etats-Unis comme à la Chine populaire. Et en dépit de l’opposition de son propre parti, le PDP, et de segments non négligeable de son gouvernement, dont Mme Tsai Ying-wen, la présidente du conseil aux Affaires continentales, opposition qui explique ses hésitations et ses reculades successives, il a progressivement rapproché sa politique continentale de la stratégie et des objectifs affichés par le Kuomintang (KMT) à partir de 1991((1). Le 31 décembre 2000, il est même allé jusqu’à reprendre la définition de la « Chine unique » proposée par le groupe transpartisan dirigé par Lee Yuan-tse, le président de l’Academia Sinica, et à lancer en patûre cette idée d’intégration politique, concept probablement plus fort dans nos langues occidentales que dans l’idiome de Confucius.

S’efforçant à la fois d’isoler Chen en tentant de gagner à elle les politiciens taiwanais de l’opposition dans une manoeuvre d’encerclement classique dite « de front uni » et de ne pas trop s’aliéner, par une attitude de refus outrancière, l’administration américaine, la RPC a également assoupli sa position. En juillet 2000, certains responsables du PC chinois, tel Qian Qichen, au risque de s’attirer les foudres du clan conservateur, ont remis à l’honneur l’idée que la « Chine unique » n’était pas forcément la République populaire, en d’autre termes que si à l’avenir Taiwan faisait partie de la Chine, elle ne serait pas nécessairement incluse dans cet ensemble en tant que Région administrative spéciale, comme Hong Kong ou Macao, mais s’intégrerait à une entité plus vaste dont le nom et les institutions resteraient à définir une fois que Taipei aura « sincèrement » accepté le sacro-saint principe de la « Chine unique »((2).

Et enfin, le nouveau président américain, Georges W. Bush, a pour l’heure plutôt cherché à montrer aux responsables de Pékin que sa politique chinoise ne rompait pas de manière fondamentale avec celle de son prédécesseur. Ainsi, il est peu probable qu’il cède aux extrémistes de son parti qui souhaiteraient une remise en question de la politique de la « Chine unique ». De même, en dépit de l’activisme attendu de certains parlementaires, il ne fera rien pour retarder, lorsque celle-là sera prête, l’entrée de la RPC à l’Organisation mondiale du commerce. Ses projets de NMD (National Missile Defense) et de TMD (Theatre Missile Defense) apparaissent déjà plus modestes et moins urgents — le budget 2001 de la défense n’a dégagé aucun crédit supplémentaire à cet effet — que ne le craignaient les pays caressant le rêve de rester en mesure de menacer un temps soit peu les Etats-Unis. En outre, sur la question de l’assistance apportée par l’APL aux installations radars de l’Armée irakienne et révélée en mars 2000, Bush Jr. a pour l’instant préféré accordé à Pékin le bénéfice du doute. Et si les ventes d’armes à Taiwan seront inévitablement en hausse, en raison des menaces nouvelles que l’île doit affronter, elles resteront certainement dans des proportions gérables politiquement par Washington et Pékin… et militairement par Taiwan.

Cependant, les Etats-Unis vont désormais tenter d’intéresser plus directement la Chine populaire à sortir de la course aux armements que cette dernière a déclenchée dans le détroit de Formose, il y a exactement dix ans, avec son premier achat d’avions de chasse soviétiques Sukhoi (24 Su-27)((3). L’introduction d’un dialogue de sécurité sino-taiwanais et l’adoption de mesures bilatérales de construction de la confiance paraissent impossibles tant que les pourparlers à travers le détroit n’auront pas repris. Mais le gouvernement américain sait le rôle qu’il peut jouer pour que ce dialogue commence de manière indirecte, par son truchement, puis devienne progressivement — un peu comme aujourd’hui les relations maritimes entre les deux rives — « semi-direct » puis de fait direct((4). Cette dimension du casse-tête sino-taiwanais ne doit pas être minimisée car la situation militaro-stratégique dans le détroit, quelle qu’elle soit, pèsera sur l’applicabilité des solutions proposées ci-dessous.

Dans un premier article, He Baogang, pourtant originaire de Chine populaire, avance une proposition qui fera bondir plus d’un à Zhongnanhai, voire dans certaines capitales proches de Pékin : le meilleur moyen de convaincre la RDC d’accepter une unification avec le continent est de lui redonner un siège à l’ONU, en échange d’un engagement ferme de Taiwan à faire également sien cet objectif. Pour provocatrice qu’elle puisse paraître, cette proposition met néanmoins en lumière le caractère décalé, voire anachronique de la conception chinoise de la souveraineté, dans un monde qui, s’il n’est pas « sans souveraineté », a diablement mis à mal, pour le pire parfois, mais pour le meilleur dans la plupart des cas (l’Europe est ici citée en exemple) une notion historiquement située et, qu’on le veuille ou non, de moins en moins absolue ; mais l’a-t-elle jamais été ?((5)

Ce qui réunit — entre autres choses — ces trois articles, c’est l’idée que si Taiwan ne jouit pas d’une souveraineté extérieure ou négative (par le moyen d’une reconnaissance diplomatique satisfaisante), ce pays est bien mieux placé que beaucoup d’autres pour prétendre exercer une souveraineté interne et positive (droit de juridiction, sécurité) sur ses habitants. Par conséquent, aux yeux de ces auteurs, et d’un nombre croissant d’observateurs auxquels nous nous associons, il est quasiment impossible à Pékin et à Taipei de trouver un accord durable mettant un terme à leur différend tant que la RPC et — dans une moindre mesure, à mon sens — Taiwan n’engagent pas une réflexion sur la notion de souveraineté et ne puisent dans l’expérience accumulée par les autres nations divisées et les ensembles supra-nationaux les concepts qui pourraient les aider à trouver une formule satisfaisante à l’une comme à l’autre.

Car c’est bien à deux Chine que nous avons affaire : comme le montrent tant He Baogang que Jeremy Paltiel ou Phil Deans, la quête onirique de l’indépendance formelle paraît révolue. Contrairement à ce que certains Taiwanais espéraient, la démocratisation de l’île n’a pas permis d’atteindre ce but. Et plus que la création d’une République de Taiwan que la majorité des Taiwanais refuse et que les Etats-Unis — autant que la PRC d’ailleurs — empêcheraient, la question est aujourd’hui de savoir quelle forme d’association Taipei et Pékin pourraient accepter. Le problème est double : fondamentalement, l’accord qui sera trouvé dépendra pour une large place du rapport des forces, non seulement bilatéral et militaire mais global entre toutes les parties en présence, y compris le Japon, une puissance que, comme le rappelle P. Deans, l’on aurait tord de négliger. De manière plus conjoncturelle, il convient de sonder si Pékin et Taipei sont aujourd’hui prêtes à négocier et souhaitent réellement trouver un accord. Mais une chose est certaine, il faudra à l’une accepter bon gré mal gré que la RDC est un Etat distinct de la RPC et à l’autre que la RDC appartient à la nation chinoise et que son destin est lié, quoi qu’elle décide, à celui du continent chinois. L’unification-association (sans allusion déplacée à la Nouvelle Calédonie) que propose J. Paltiel est tentante. Deux obstacles restent néanmoins à surmonter qui ne sont pas contournables : le refus de la majorité des Taiwanais de voir, sauf changement profond en Chine populaire et en dépit de l’affaiblissement relatif du courant indépendantiste, de quelque manière que ce soit, leur indépendance de fait remise en cause (c’est le vrai sens du statu quo, du moins à Formose) et l’impossibilité pour la direction actuelle du PC chinois d’assumer les implications internationales des propos d’un Qian Qichen. En effet, si Pékin accepte que Taiwan reste à l’extérieur de la RPC, quel sera le statut international de l’île avant que l’unification puisse entrer dans les faits et que les deux composantes de la « Chine unique » ne se fondent en une seule ? La Chine populaire est-elle véritablement disposée à faire une place à Taiwan et à construire une superstructure confédérale qui l’obligerait à revoir l’ensemble de ses accords diplomatiques avec l’étranger ?

D’où les réticences de Taipei à en revenir à un concept de « Chine unique » qu’elle n’a approuvé en 1992 que du bout des lèvres (au sens littéral, puisque le consensus resta verbal) et encore à sa manière : « une Chine, deux interprétations », son interprétation étant depuis sujette à évolutions et de plus en plus proche des précédents allemand ou coréen (une nation, deux Etats). En effet, si la RDC entérine cette notion de « Chine unique » que lui propose la RPC avant d’entamer toute négociation avec celle-ci, ne risque-t-elle pas de se priver de la marge de manoeuvre nécessaire à l’amélioration de son statut international ? Une chose est certaine : aux yeux des Taiwanais, la RDC est un Etat-nation comme un autre et donc ne saurait être intégrée dans une formule politique qui dissoudrait ou même corroderait son existence. C’est pourquoi, tandis que la RPC continue de refuser de parler avec Chen en dépit de la souplesse et de la faiblesse dont il fait montre, l’on se doit d’examiner avec prudence toute nouvelle proposition de solution.

Il n’en demeure pas moins que, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la Chine populaire a adopté une posture stratégique anti-américaine et anti-japonaise qui paradoxalement concourt à la sécurité de l’île et à la survie de la RDC. Il se peut que cet environnement soit jugé par Taipei favorable à une négociation. Car si d’aventure Pékin devenait pro-occidentale et, pire, se démocratisait, Taiwan se trouverait dans une situation autrement plus périlleuse et risquerait — mutatis mutandis comme le Kosovo face au nouveau régime yougoslave — de se voir contrainte par les Etats-Unis de se réconcilier avec les nouvelles autorités continentales. Malheureusement ou heureusement, ce « scénario catastrophe » a peu de chance de se réaliser, du moins dans un avenir prévisible…