BOOK REVIEWS

La Chine au miroir du Falun Gong

by  Benoît Vermander /

Dans l’intervalle qui sépara le rassemblement du 25 avril 1999 de la répression débutée le 22 juillet suivant, j’essayai, dans cette même revue, d’esquisser une interprétation d’ensemble du « phénomène du Falun Gong »((1). Je voyais alors dans la manifestation d’avril sur la place Tiananmen « un coup de projecteur inédit sur la Chine de cette toute fin de siècle ». Manifestement, l’affrontement qui a continué durant ces deux dernières années a intensifié encore l’éclairage ainsi apporté. Le but du présent article est de reprendre les interrogations qui étaient déjà les miennes deux ans auparavant en faisant usage des informations accumulées au cours de cette période. Après un rappel des faits marquants intervenus d’avril 1999 à avril 2001 je reprendrai donc quelques interrogations récurrentes : qui sont les adhérents ? Quelles sont les structures du Falun Gong ? Quels sont le rôle et l’importance réelle du fondateur du mouvement ? Comment la confrontation en cours illustre-elle l’évolution des relations entre Etat et société civile ? Que nous révèle le Falun Gong des aspirations et tensions à l’œuvre dans la culture chinoise contemporaine ? De ce point de vue, et comme son titre l’indique, cet article s’intéresse au Falun Gong dans l’exacte mesure où le mouvement donne accès aux transformations socioculturelles que l’affaire du Falun Gong permet de repérer et décrypter.

Deux ans d’affrontements

Rappelons en ouverture quelques uns des événements qui ont marqué les deux dernières années((2). Le 25 avril 1999, plus de dix mille personnes (certaines sources vont jusqu’à citer le chiffre de quinze mille) se massent devant Zhongnanhai, le siège du pouvoir politique à Pékin, près d’un jour entier, protestant silencieusement contre les attaques dont le mouvement ferait l’objet et demandant que le droit de pratiquer publiquement les exercices qu’ils promeuvent leur soit garanti((3). Le 27 avril, les autorités se disent prêtes à écouter les griefs du Falun Gong, tout en mettant en garde contre toute tentative de déstabilisation sociale. Le 3 mai, de son exil américain, Li Hongzhi, le fondateur du groupe, appelle le gouvernement à ouvrir un dialogue. Le 6 juin, plus de cent manifestants qui ont recommencé une protestation silencieuse à Pékin sont interpellés et interrogés.

La véritable réaction des autorités chinoises débute le 20-22 juillet de la même année, avec l’interpellation de milliers d’adhérents du mouvement par tout le pays. Le 22 juillet, le Falun Gong est déclaré être une organisation illégale — la « Société de Recherche du Falun Dafa » (falun dafa yanjiuhui) et les structures assimilées n’ayant jamais été enregistrées auprès du ministère des Affaires civiles (minzhengbu)((4) —, et une campagne de presse est déclenchée, accusant le mouvement d’être directement responsable d’environ mille cinq cent décès, tant en raison de l’opposition du mouvement aux soins médicaux traditionnels qu’aux comportements extrêmes et suicidaires qu’il encouragerait. Le 28 juillet, la Chine édicte un mandat d’arrêt international contre Li Hongzhi. Alors commence une large campagne de répression du Falun Gong.

A la fin de l’année 1999, les statistiques officielles parlent de 35 000 adhérents interpellés à Pékin alors qu’ils tentaient de se rassembler((5). Les premiers cas de décès de membres du Falun Gong durant une garde à vue sont annoncés à l’étranger le 7 octobre((6). Onze leaders du mouvement sont arrêtés le 21 octobre. La semaine du 25 octobre au 1er novembre voit des adhérents protester par vagues successives sur la place Tiananmen alors que dans le même temps le Comité permanent de l’Assemblée populaire nationale passe une résolution bannissant et punissant les activités des « cultes pervers » (xiejiao). Le 12 novembre, les premiers procès se terminent : quatre adhérents reçoivent des peines allant de deux à douze ans de prison, tandis que plusieurs centaines d’autres sont envoyés en camp de rééducation par le travail pour une période de trois ans((7). Le 26 décembre, quatre dirigeants du groupe (Li Chang, Wang Zhiwen, Ji Liewu et Yao Jie), tous membres du Parti communiste et exerçant des responsabilités dans le Parti ou l’appareil d’Etat, sont condamnés à des peines allant de sept à dix-huit ans de prison pour opposition à l’application de la loi et pour complicité dans des décès causés par la perpétration d’activités sectaires.

Les célébrations du Nouvel An chinois 2000 voient plusieurs douzaines d’adhérents manifester sur Tiananmen (5 février). En février et mars, des informations font état de la mort de quinze membres durant leur garde à vue. En détention, plusieurs membres débutent des grèves de la faim. Le 19 avril, l’agence de presse Xinhua fait état d’un total de 84 membres ayant été condamnés à des peines de prison. Le 25 avril, cent adhérents au moins manifestent sur Tiananmen pour marquer le premier anniversaire de la grande manifestation de masse du mouvement, et ce malgré de strictes mesures de sécurité. Le 11 mai, l’anniversaire de Li Hongzhi est « célébré » par une autre manifestation au même endroit, laquelle réunit environ deux cent personnes. Le 22 juillet suivant, la répression publique se fait plus brutale, des membres du Falun Gong étant battus jusqu’au sang sur la place Tiananmen.

Signe de la montée de la confrontation, le 1er octobre 2000, la police arrête plus de 100 (ou plus de 350 selon les sources) manifestants durant des heurts qui troublent gravement la commémoration de la Fête nationale. Le 10 décembre (cinquante-deuxième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme), la police appréhende de nouveau plus de deux douzaines de manifestants. Le même mois, l’agence Xinhua annonce la création d’une association semi-officielle « anti-secte ». Le 20 décembre, Amnesty International dresse une liste de 77 adhérents décédés en détention, 42 des 77 cas décrits concernant des femmes, avec 17 décès rapportés au Shandong et 14 dans le Heilongjiang. Amnesty et d’autres sources estiment à 450 le nombre des membres du Falun Gong ayant été condamnés à des peines de prison, à plus de 600 ceux ayant été envoyés en hôpital psychiatrique, à environ dix mille ceux ayant été placés en camp de rééducation par le travail et à vingt mille ceux ayant été temporairement détenus. Vers la même époque, les statistiques officielles font état de 242 individus appartenant au Falun Gong punis pour activités illégales.

Le 1er janvier 2001 voit se dérouler sur Tiananmen une nouvelle manifestation, avec une fois de plus des centaines d’arrestation (700 d’après l’AFP) accompagnées de violences policières. L’agence Xinhua accuse les organisateurs de pareilles manifestations d’avoir partie liée avec des groupes pro-démocratiques ou soutenant l’indépendance de Taiwan, et avec des forces étrangères. Le même jour, un message de Li Hongzhi posté de New York sur son site Web suggère que les adhérents du mouvement n’ont pas à aller au delà de la limite de « l’endurance » (ren) face à la persécution dont ils font l’objet. « Si le mal a déjà atteint (un point de non retour), alors différentes mesures à différents niveaux peuvent être utilisées pour le stopper et l’éradiquer»((8). Face aux réactions provoquées par ce message, le site Web du groupe en fera l’exégèse, assurant que le Maître n’appelle pas à l’action violente. D’autres proclamations de Li Hongzhi apparaissent dans la même période, centrées sur « l’élimination des forces du mal »((9).

Le 23 janvier, à la veille du Nouvel An chinois, cinq personnes tentent de s’immoler par le feu sur la place Tiananmen((10). Une personne meurt sur le champ et une fillette décède quelques semaines plus tard. Le gouvernement chinois les identifie comme membres du Falun Gong et redouble sa campagne contre la nocivité du groupement. Les images montrées (notamment la photo de la jeune Liu Siying) frappent les imaginations, et la tragédie semble porter un coup important au crédit du Falun Gong dans l’opinion publique chinoise. A l’étranger, les représentants du mouvement nient que les cinq personnes soient des adhérents((11).

Ce développement renforce la répression et la propagande « anti-secte » du PC chinois. Le 26 février 2001, le gouvernement récompense lors d’une cérémonie officielle 1 600 “combattants” anti-Falun Gong, un bon nombre d’entre eux appartenant ou ayant appartenu à l’armée et à la police. Le 1er mars 2001, un tribunal de Pékin condamne 37 membres du Falun Gong à des peines de prison allant jusqu’à 10 ans sous prétexte qu’ils auraient fait circuler des documents recueillis sur l’Internet. Le 13 mars, un tribunal de Tianjin condamne treize adhérents à des peines allant jusqu’à six ans de détention. Les 17 et 18 mars, une exposition anti-Falun Gong (officiellement organisée par le quotidien Wenhuibao) est montée à Hong Kong avec grand renfort de publicité, témoignant des efforts du gouvernement chinois pour restreindre la liberté d’action du Falun Gong sur le territoire. Parallèlement, les informations s’amoncellent sur une répression que nombre d’observateurs estiment devenir de plus en plus violente, notamment au sein de certains hôpitaux psychiatriques((12).

Vers la mi-avril 2001, le Falun Gong intensifie ses manifestations dans plusieurs grandes villes, à commencer par Hong Kong, pour demander la condamnation de la Chine par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies à Genève. Le 18 avril, l’ouverture d’une discussion sur la résolution à cet effet, déposée par les Etats-Unis, est rejetée par 23 votes contre 17. A cette date, le Falun Gong évalue à 183 le nombre de ses adeptes décédés par suite directe de la répression, avec une augmentation drastique des occurrences à partir de décembre 2000.

Le 25 avril 2001, les groupes d’adhérents qui manifestent sur Tiananmen sont assez clairsemés, et la police procède à une trentaine d’interpellations. La presse internationale note les faits suivants : la capacité de mobilisation du Falun Gong a nettement diminué ; les adhérents arrêtés semblent de plus en plus appartenir à des franges marginales de la société (la résistance obstinée de certains d’entre eux a pu contribuer à leur marginalisation) ; le Falun Gong a modifié ses techniques, et la distribution clandestine de tracts, par exemple, prend davantage d’importance, ce qui laisse ouverte la possibilité d’une résurgence de l’activisme du mouvement sous d’autres formes ; l’internationalisation du mouvement compense partiellement son affaiblissement sur le territoire chinois, même si les foules mobilisées à Hong Kong ou Tokyo, entre autres, restent très modestes.

Culte pervers ou voie de salut ?

Aux yeux du gouvernement chinois, le Falun Gong est donc un « culte pervers» ou une « organisation sectaire (hétérodoxe) » (xiejiao zuzhi). Cette dernière expression est celle qui est utilisée par la législation, les déclarations officielles et les médias pour désigner tout un ensemble de groupes religieux et spirituels dépourvus d’autorisation officielle. Le terme n’est pas légalement défini. Dans une « brochure pédagogique à l’usage de la jeunesse » diffusée après le drame du 23 janvier, et intitulée Refuser les cultes pervers, les auteurs écrivent :

Le jiao de xiejiao ne renvoie pas au même jiao que dans zongjiao (religion), il renvoie à une prétendue religion, à une force perverse, mauvaise. Une organisation sectaire n’est pas équivalente à une organisation religieuse normale, c’est une organisation illégale qui se déguise sous le nom de religion ou de qigong ou une autre appellation, utilisant, créant et propageant des croyances superstitieuses perverses ou employant d’autres moyens pour égarer l’esprit humain, accroître le nombre de ses adeptes et les contrôler, et mettre en danger la société.((13)

On retrouve sous une forme plus concise une définition à peu près équivalente dans les nouvelles éditions du Xinhua Cidian par exemple. Quatre éléments sont toujours présents : les «cultes pervers » sont (a) des organisations illégales, (b) qui utilisent de façon illicite le terme de religion (c) pour égarer les esprits et (d) porter atteinte à la société. La brochure citée à l’instant analyse le mouvement du Falun Gong à la lumière de mouvements sectaires notoires qui ont marqué l’actualité des dernières années (Aum Shinrikyô au Japon, Branche Davidienne aux Etats-Unis, suicide collectif de la secte de Jim Jones en Guyane en 1978, etc.). Le document insiste sur le caractère universel du phénomène sectaire, duquel le Falun Gong, dit-il, participe entièrement.

D’une certaine façon, et malgré toutes les ambiguïtés du terme, il y a là un réel effort sémantique, tant les connotations entourant les expressions de xiejiao ou xiedao((14) sont nombreuses en chinois… Le caractère xie lui-même renvoie à tout ce qui est pervers, déréglé, hétérodoxe, pernicieux. De façon intéressante, dans le registre de la médecine chinoise, il désigne des agents pathogènes, principalement exogènes((15). Même si les différentes écoles se sont souvent renvoyées le compliment, xiedao et xiejiao sont des épithètes que des Confucéens ont d’abord réservé aux Bouddhistes puis, à partir du XVIIe siècle, à la doctrine chrétienne, l’« hétérodoxie » équivalant à peu près à la subversion de la tradition intellectuelle et du statu quo politique. Pour Richard Madsen, aujourd’hui encore le catholicisme populaire conserve les traits essentiels de ce que la tradition chinoise appelle un « culte hétérodoxe »((16). On vient de voir que le gouvernement prend grand soin de distinguer les xiejiao des religions officiellement reconnues. Il n’en reste pas moins que la répression du Falun Gong semble bien s’être accompagnée d’une surveillance voire d’une répression accrues de tout phénomène religieux ou para-religieux « déviant » ou non autorisés officiellement. Les associations de qigong en ont été les principales victimes, mais pèlerinages et célébrations taoïstes ou chrétiennes ont été également visées((17). Le Falun Gong cristallise pour l’Etat chinois le potentiel subversif de tout mouvement religieux, para-religieux ou spirituel dès que ce mouvement échappe à l’encadrement légal et idéologique — aux digues si l’on peut dire — que ce même Etat édifie pour faire en sorte que l’organisation ne puisse contribuer que de façon « positive » au développement matériel et spirituel du pays.

Un point supplémentaire est l’importance accordée dans le discours officiel à l’aide extérieure dont le Falun Gong bénéficierait, un discours qui rappelle celui entretenu autour des manifestations du printemps 1989. L’exil de Li Hongzhi aux Etats-Unis, le rôle joué par les adhérents du mouvement hors de Chine, les appels des organisations humanitaires, les rapports de presse((18) ou les interventions même indirectes des gouvernements étrangers sont tous interprétés comme des indications d’un soutien actif au complot de déstabilisation nourri par le Falun Gong à l’encontre du gouvernement et de la société.

Comment, en regard, le Falun Gong se définit-il lui-même ? La réponse n’est guère aisée. Jusqu’à un certain point, elle évolue dans le temps : l’appellation Falun Gong renvoie à un gong, à un effort physique, celui des cinq exercices promus par le mouvement et qui l’assimilent à première vue à l’une des écoles du qigong, même si l’accent ne porte pas sur le travail du « souffle » (qi) qui marque cette discipline. En même temps, et surtout depuis le début de la répression, c’est bien moins cette série d’exercices qui est mise en valeur que sa signification spirituelle et sotériologique. A cet égard, mieux vaut sans doute abandonner l’appellation courante, popularisée pourtant par le mouvement lui-même, du Falun Gong, et utiliser le titre officiel Falun Dafa qui marque les publications du mouvement. Cela dit, il semble que, parmi les très nombreux groupes nés durant la dernière décennie en Chine et utilisant le terme de gong (Xianggong, Zhonggong, Yuanjigong, Guogong, Putigong, Chanmigong, etc.) des phénomènes similaires se soient produits, faisant de ces mouvements en -gong des équivalents acceptés de groupes auxquels, dans un autre contexte socio-politique, on accolerait le suffixe de -jiao. La spécificité du Falun Gong est donc peut-être liée plutôt, d’une part, au caractère très ambitieux, très totalisant des enseignements de Li Hongzhi, et, d’autre part, à l’ampleur de son succès.

Dès le début du mouvement, Li Hongzhi a insisté sur le fait que la pratique devait être publique et que ce caractère public, démonstratif des séances d’exercices était partie intégrante de leur efficacité et de leur signification, contribuant tant à élever le niveau spirituel des disciples qu’à propager et rectifier le Dharma((19) (hongfa, zhengfa) dans tout l’univers. Dès le 26 juillet 1998, s’adressant aux disciples de la ville de Changchun, il insiste sur le fait que la pratique ne consiste pas à rester à la maison mais à rejoindre, par exemple, la manifestation pacifique qui avait été organisée peu auparavant autour de la chaîne de télévision de Pékin. De tels événements, dit-il, constituent la meilleure occasion de progresser spirituellement. Ceux qui préfèrent pratiquer dans le privé cherchent des excuses à leur manque de fermeté et de courage. L’épreuve de la pratique et de la protestation publiques est nécessaire au salut((20).

Je reviendrai sur ce point en analysant les rapports entre maître et disciples. Mais il faut noter dès à présent que les épreuves des deux dernières années ont révélé que le Falun Dafa était bien davantage qu’un simple groupe de qigong. Il est enraciné dans une pratique, mais il promeut une foi, et cet aspect a été encore renforcé par la persécution. Seul cet aspect des choses permet de rendre compte de l’endurance manifestée par nombre de disciples après le début de la répression. Dès avant juillet 1999, Li Hongzhi avait insisté sur le caractère salvateur de la pratique publique, assimilée à une confession de foi et à un rite rédempteur assurant la « rectification de la Loi ». La répression engagée accentue encore l’efficacité rédemptrice de l’affirmation de foi, et, à cet égard, les protestations publiques prennent un caractère rituel, dans le cas présent la glorification du Falun Dafa et le salut cosmique — en n’oubliant pas qu’un rituel a une efficacité performative, en d’autres termes réalise ce qu’il proclame. Ainsi, le 9 mars 2001, Li Hongzhi déclarait :

Cette perfide « épreuve » ou prétendue telle [a été] arrangée par les forces anciennes appuyées sur le Mal, [mais] quelle que soit leur [degré de] perversité, finalement ces forces seront éliminées pendant la rectification par la Loi. En tant que disciples de la Grande Loi, ce que vous faites aujourd’hui c’est de résister à la persécution contre la Grande Loi et ses disciples. Clarifier la vérité consiste à dévoiler la perversité et en même temps à contenir la perversité, à diminuer la persécution ; en même temps qu’on dévoile la perversité on nettoie et on élimine le poison des rumeurs et des images mensongères créées par la perversité dans le cerveau des gens, [et cela] c’est sauver les hommes. C’est la plus grande compassion. Parce qu’à l’avenir des milliards de personnes obtiendront la Loi, si dans la tête des gens il se trouve [encore] des pensées qui résistent à la Grande Loi, [alors] une fois passée cette apparition de la perversité, une grande élimination commencera pour l’humanité, ce qui entraînera peut-être que des gens ayant [pourtant] le karma nécessaire pour obtenir la Loi, ou même un plus grand nombre de personnes innocentes, seront éliminées, c’est pourquoi tout ce que nous faisons actuellement est grandiose, compatissant ; tout cela consiste à parfaire pleinement la fin de votre propre chemin. […] Cela est sacré, cela est grandiose, c’est, face à la véritable perversité — les forces anciennes —, établir la vertu majestueuse et grandiose de l’être éveillé((21).

L’absence de rites formels et d’organisation déclarée ne permettrait pas de considérer le Falun Gong tout à fait comme une religion. Pour ce qui concerne les rites, il nous semble qu’il faut considérer la pratique commune des exercices, relayée par la protestation pacifique, comme l’arsenal rituel propre au mouvement((22). Un autre indice important est le fait que les propos de Li Hongzhi, de forme très orale, sont traités comme des Ecritures, cités et utilisés avec la force qui s’attache à tout texte canonique.

Le Falun Dafa est donc une communauté de pratique (xiulian) fondée sur un corps de révélations et de « savoirs » en perpétuelle évolution au fur et à mesure de la mise en circulation des Ecritures du Maître, communauté engagée (de façon explicite depuis le début de la répression) dans une lutte rédemptrice contre les forces du mal. Si le Falun Dafa n’est pas une « religion », il est du moins une voie de salut, et même la seule voie de salut possible. Car, est-il dit en nombre d’endroits, plus aucune religion n’est effective et seule la pratique, porte de « l’obtention du Dharma » (defa), offre une voie de sortie((23).

Le caractère frontal du conflit qui s’est développé entre le gouvernement chinois et le Falun Dafa s’explique donc assez bien. S’il fallait retourner les déterminants principaux par lesquels l’Etat chinois décide ce qu’est un culte pervers on dirait que le Falun Dafa s’auto-définit comme (a) une organisation bénévolente et même à mission salvifique (b) qui dépasse et remplace les religions traditionnelles (c) pour rectifier les comportements et les mentalités et (d) pour apporter des bénéfices de toute sorte à la société humaine. Le qualificatif que l’Etat chinois applique au Falun Gong est donc des plus péjoratifs mais ne manque pas de « pertinence » quant aux dimensions qu’il identifie. Il va de soi que cette observation ne justifie en rien les mesures répressives qui ont été prises contre le mouvement ni la façon particulièrement brutale avec laquelle elles ont été appliquées. Par ailleurs, les accusations spécifiques qui ont été portées, notamment celles selon laquelle le Falun Gong aurait directement causé la mort de 1 600 personnes, ne sont pas étayées de façon convaincante, ce en raison même du mode de fonctionnement de l’entreprise de répression.

Organisation et résistance

Lorsqu’ils sont appréhendés, les adhérents du Falun Gong sont généralement mis en demeure d’écrire une ou plusieurs de ce que l’on appelle les “trois lettres”, lettre de garantie (de ne plus pratiquer), lettre de séparation d’avec l’organisation et lettre de repentir((24). Le site Web en langue chinoise du Falun Gong a désormais parmi ses principales fonctions de publier ce qu’on pourrait appeler les « contre-lettres », les témoignages (nominaux) de membres déclarant avoir signé ces documents sous la contrainte et les répudier. Lutte, donc, pour la « repentance » menée en des style parallèles et qui n’est pas sans évoquer des souvenirs de Révolution culturelle. L’Etat chinois et le Falun Gong visent l’un et l’autre à affirmer d’abord une rectitude, un bon droit. Le slogan très simple des manifestants est en fait très évocateur : Falun Dafa hao, le Falun Dafa et ses adhérents sont bons, non pas mauvais (huai), comme l’Etat chinois le prétend. Ce sont les oppresseurs qui sont mauvais. Cette lutte pour s’assurer la légitimité morale et rejeter du même coup l’adversaire dans les ténèbres extérieures fournit aux opposants un ressort existentiel très puissant. J’ai rencontré des personnes emprisonnées, rééduquées ou battues durant la Révolution culturelle qui parlaient de ce qui les avait fait tenir en disant simplement qu’elles savaient au fond d’elles-mêmes être des « gens bien » (hao ren) à une époque où tout l’environnement s’évertuait à les convaincre qu’elles étaient intrinsèquement mauvaises. « Tenir », affirmer son bon droit comme son droit à l’existence ne sont plus alors qu’une seule et même opération, une expression du conatus spinozien (la propension fondamentale à persévérer dans l’être). A cet égard, et quelles que soient les ambiguïtés du Falun Gong déjà notées, la résistance de l’organisation met bien en lumière ce qui reste de « totalitaire » (même si le terme est passé de mode) dans le régime chinois, dans la mesure où le totalitarisme se manifesterait dans la tentative de voir chacun des membres du corps social s’autodéfinir dans les termes mêmes par lesquels le système détermine ce qu’il est et doit être. Mais il s’agit d’un totalitarisme « fonctionnalisé », d’armes classiques réutilisées pour l’occasion par un régime en profond désarroi idéologique et moral.

Qui sont donc ces adhérents, dont certains ont fait preuve d’une si remarquable capacité de résistance ? Là dessus, bien des points restent obscurs, entre autres le nombre réel de pratiquants avant le début de la répression. Simplement, et le point ressort même des déclarations de Li Hongzhi, la nature, les degrés et les raisons d’appartenance étaient variés, depuis les curieux ou pratiquants occasionnels à ceux qui cherchaient là un réseau de soutien ou la guérison physique, à ceux enfin pour lesquels le Falun Dafa était devenu une communauté non seulement de pratique mais aussi de foi, une « Eglise ». La ville d’où Li Hongzhi avait débuté son enseignement, Changchun, était restée l’un des centres les plus importants, le cercle des pratiquants s’étendant vers Tianjin et la région environnante. Diverses indications, parmi lesquelles le nombre d’arrestations effectuées, montrent une forte pénétration dans le Shandong, et également des groupes nombreux d’adhérents dans le Guangdong. L’importance numérique du Falun Gong dans le Sichuan s’explique sans doute par des caractéristiques économiques similaires à celles du Nord-Est, à savoir le démantèlement progressif des grandes entreprises d’Etat et la recherche concomitante de nouveaux réseaux d’appartenance((25). D’un autre côté, la pénétration du mouvement dans les campagnes était étonnamment avancée, comme en témoigne aussi l’origine des personnes interpellées et les récits « édifiants » transmis par Xinhua. On retrouve bien parmi les récits et les témoignages un pourcentage important d’adeptes ayant environ la cinquantaine ou un peu plus, cette tranche d’âge frappée par les départs en pré-retraite et la fermeture des grandes entreprises d’Etat, catégorie sur laquelle on avait beaucoup insisté lors des premières apparitions publiques du mouvement. Mais, manifestement, toutes les tranches d’âge et toutes les catégories professionnelles sont concernées. C’est donc le caractère polymorphe, « attrape-tout » du Falun Dafa que ces données (bien incomplètes) mettraient plutôt en évidence.

Il semble indubitable que le Falun Gong bénéficiait d’une popularité forte dans certains secteurs de l’armée et de la police. Slogans et bannières seraient apparus dans les locaux de l’Armée de l’air et ceux de la police dans le quartier de Haidian. Un rapport interne aurait fait état de quatre à cinq mille sympathisants du Falun Gong parmi les 200 000 membres de l’Armée de l’air((26). Plusieurs responsables du mouvement semblent bien avoir été recrutés dans ce milieu. Peut-être faut-il voir là l’une des raisons qui expliquent la remarquable structure organisationnelle du mouvement — ou du moins ce que nous pouvons en distinguer. Sous Li Hongzhi, se trouvait un groupe de « chercheurs » à la tête de la « Société de Recherche du Falun Dafa » qui semble avoir constitué une sorte de noyau dirigeant. Des stations centrales étaient installées dans les capitales provinciales, et des « sous-stations » dans des centres moins importants. Les « stations de pratique »((27) correspondaient, à l’échelon du contact direct avec le public, avec un réseau de « moniteurs » apprenant aux nouveaux venus les bases de la pratique. Le niveau de pénétration du Falun Gong dans les échelons supérieurs du Parti reste objet de spéculation. Que la flexibilité et la hiérarchisation des structures du mouvement rappelle l’organisation du Parti communiste chinois avant son accession au pouvoir est un fait souvent évoqué, et indubitable. La systématisation de l’usage du fax, du téléphone mobile et de l’Internet, fait aussi du Falun Gong un redoutable utilisateur des moyens de communication, une véritable structure de « guérilla urbaine », même s’il faut encore souligner que ses démonstrations de force sont toujours restées pacifiques. Depuis la répression, la guerre de propagande est également menée de façon consommée, renforçant l’impression que le Parti communiste chinois a sans doute trouvé là son adversaire le plus coriace depuis son accession au pouvoir, un adversaire qui sait de lui tout ce qu’il y a à en savoir((28).

Cette organisation était donc mise au service de la propagation des pratiques et de la doctrine révélées par Li Hongzhi. Elle se présentait d’abord comme une organisation de type qigong, mais fonctionnait en même temps, on l’a vu, comme une quasi-religion. Les rassemblements de masse se sont produits tôt dans l’histoire du mouvement et non pas, comme on l’a cru d’abord, à l’instar d’un système de défense lorsque l’organisation a commencé à être inquiétée par les autorités. Le caractère public et parfois massif des séances de pratique était aussi instrument de conversion et même, dans le discours de Li Hongzhi, constituait un moyen salvifique, pour l’adepte comme pour l’humanité entière. L’organisation était-elle pour autant « subversive » ? Visait-elle de quelque façon à la conquête du pouvoir ? Rien ne permet de l’inférer. Elle a certainement essayé de devenir agent d’influence, de bénéficier d’un soutien tant officiel que populaire qui lui aurait permis de propager très largement sa doctrine. L’exil américain de Li Hongzhi, en 1998, correspond sans doute à un moment où le Falun Dafa prend conscience que le mouvement a peu de chance de gagner la sympathie d’une majorité des instances dirigeantes du Parti, malgré de très réels soutiens. Il est possible qu’aux yeux de certains disciples influents, le départ de Li Hongzhi ait été vu comme une stratégie provisoire, dans l’attente de jours meilleurs. Les propos sévères tenus en certaines occasions par Li Hongzhi envers des disciples non identifiés « cherchant à faire leur propre promotion » laissent même penser que l’éloignement du Maître pouvait ne pas déplaire à certains. Il est possible que, pour Li Hongzhi et certains de ses proches, cet exil ait été vu comme le point de départ d’une progression consciente vers la confrontation : si la confrontation était bel et bien inévitable, alors il valait mieux sans doute que le mouvement en prît d’une certaine façon l’initiative, dictât les termes du conflit. Par ailleurs, confrontation en Chine et internationalisation du mouvement peuvent être vues comme les deux faces de la même stratégie. Li Hongzhi a proclamé très tôt son ambition de faire du Falun Gong un mouvement international.

Fondateur et Disciples

L’idée que la confrontation, pour Li Hongzhi, soit devenue assez tôt inévitable semble découler de raisons purement internes : les propos qu’il tient montrent clairement que sa crainte principale a toujours été qu’une partie de ses disciples prenne peu à peu son autonomie par rapport à lui, et qu’il se trouve marginalisé((29). Dans la mesure où son départ préparait une confrontation, cette dernière permettrait de faire le tri entre les disciples méritant vraiment la confiance du Maître et les brebis galeuses. C’est d’ailleurs ainsi que l’épreuve, selon ses dires, a fonctionné :

Le centre de rééducation par le travail Masanjia est un repaire noir des forces perverses, la majorité absolue des rééducateurs là-bas sont de petits diables réincarnés de l’enfer((30), les gens soit disant convertis [i.e. «rééduqués »] sont justement prédestinés dans l’histoire à saboter et persécuter la Loi. Peu importe s’ils se sont bien conduits dans le passé, […] tous ont pour but de se préparer à bondir sur scène aujourd’hui pour saboter et persécuter la Loi et pour égarer les disciples. […] J’ai fait exprès pour les démasquer, de les faire clairement distinguer par tous, d’éliminer d’entre les disciples ces tumeurs cachées((31).

La proclamation de Li Hongzhi intitulée « Proposition » (jianyi), postée le 10 avril 2001, est révélatrice des tensions à l’œuvre et témoigne peut-être d’un certain désarroi intervenu dans l’organisation après la contre-publicité engendrée par l’immolation du 23 janvier 2001. Bien des disciples, dit-il, ont bénéficié des enseignements qu’il a dispensés et de la pratique qui leur est associée, que ce soit par l’allongement de leur durée de vie, la connaissance de nouveaux amis ou une amélioration de leur santé. Mais ceux qui pratiquent pour en retirer un avantage sont de mauvais disciples. Il faut continuer à pratiquer dans les circonstances présentes pour assurer la propagation de la Loi et le salut universel. Ceux qui ont cédé devant le mal, qui se sont « repentis » et accusent désormais les disciples fidèles constituent les « formes de vie » les plus méprisables. D’autres se cherchent des excuses en disant par exemple qu’ils ont atteint un niveau suffisant et n’ont plus besoin de pratiquer. D’autres prétendent que le Maître véritable n’est pas sur terre, ce que Li Hongzhi nie vigoureusement : il n’y a qu’un Maître, lui, et, même si son « Corps de Loi » (fashen) lui permet d’être présent dans plusieurs univers à la fois, il est bien là avec eux. L’élévation du niveau personnel du disciple n’est pas séparable de la défense et de la propagation de la Loi, ceux qui ne s’associent pas à l’œuvre salvatrice de Li Hongzhi sont rejetés par lui. Voilà pourquoi il propose que tous ceux aujourd’hui qui subissent la persécution cherchent en retour à susciter chez leurs persécuteurs le repentir en leur prêchant l’enseignement.

Une adhérente résume excellemment le caractère englobant du salut offert par Li Hongzhi : il aide les fidèles à sortir du karma créé dans les vies antérieures, à éviter les maladies et à éliminer les pensées mauvaises. Venu d’un autre univers, Li Hongzhi aide les disciples à revenir à la source de l’existence((32). Pareille conception va de pair avec l’affirmation progressive d’un certain millénarisme, ce surtout depuis le début de la répression. Même si les termes sont ambigus, même si le discours connaît de nombreuses inflexions, les proclamations du Maître comme les propos des disciples qu’on trouve sur le site Web du mouvement présentent la répression comme l’ultime épreuve au travers de laquelle « la rectification de la Loi » (zhengfa) peut s’opérer pour que soient enfin définitivement éliminés le Mal et ses suppôts, et que les Bons parviennent à la perfection. Par ailleurs, les propos de Li Hongzhi sont de nature littéralement manichéenne, puisqu’ils impliquent l’existence d’une quantité équivalente de Bien et de Mal : là où l’on trouve des hommes, on trouve des esprits ; là où l’on trouve des Bouddhas, on trouve des démons ; là où sont des croyants sont des incrédules ; si un individu, un groupe ou une nation veulent accomplir le bien, il y aura une quantité égale de résistance négative((33). Le salut final n’en est pas moins assuré pour ceux qui ne doutent pas : arrêtée par la police en présence d’un journaliste étranger, une militante lui lance : « Ne vous en faîtes pas, c’est comme si nous étions des acteurs dans un film. Rien de mal ne peut nous arriver, car notre Maître prendra soin de nous »((34). La référence au cinéma n’est pas dépourvue de signification, tant la lecture des propos de Li Hongzhi évoque les films de science-fiction sortis ces dernières années. Il est possible que son discours confirme aux yeux des adeptes l’existence effective de la mythologie planétaire nourrie par l’industrie du cinéma et des jeux électroniques, mythologie ici réexprimée au travers d’un vocabulaire (plutôt que de concepts stricto sensu) emprunté au bouddhisme et, plus lointainement, au taoïsme.

Le Falun Gong témoigne donc d’une culture où la déférence envers l’autorité, les exigences du maître à l’égard les disciples, la manipulation du discours aussi((35) sont patents. En même temps, on peut se demander si l’internationalisation du mouvement n’a pas atténué et ne va pas atténuer davantage encore certains de ces traits. La nécessité de tenir envers les médias un discours cohérent finit par influencer le discours interne ; l’adoucissement au fil des traductions des propos de Li Hongzhi peut faire perdre à la doctrine certains de ses traits les plus étranges ; l’entrée dans l’organisation de Chinois d’outre-mer et d’étrangers peut également concourir à une mutation culturelle. Ce ne serait pas la première fois qu’une « nouvelle religion » chinoise évoluerait peu à peu vers une position plus médiane, un corps de doctrine et des comportements acceptables par le grand nombre. Dans un autre contexte historique et sur une assez longue période, cela fut le cas pour Yiguandao, de la Chine continentale des années 1930 au Taiwan d’aujourd’hui. Cela reste une supputation, d’autant qu’une autre évolution est possible : la répression menée par les autorités s’avèrerait finalement efficace et les adhérents qui resteraient fidèles radicaliseraient davantage encore leurs actions au fur et à mesure qu’ils seraient marginalisés. Jusqu’à présent, les interventions de Li Hongzhi les poussent davantage sur cette voie. Mais il s’est montré capable d’infléchir notablement son discours en fonction des circonstances.

Par ailleurs, le paradoxe c’est que le Falun Dafa, même s’il participe d’une culture autoritaire, joue de fait un rôle actif dans la dénonciation d’abus patents du système policier et répressif chinois. On peut raisonnablement estimer que nombre de cas qu’il porte à l’attention sont fondés dans les faits, et les contacts avec les organisations humanitaires amène le mouvement à intégrer le discours et les préoccupations des défenseurs des droits de l’homme. Sous cet angle là aussi, il épouse ou peut-être précède certaines des évolutions socioculturelles à l’œuvre en Chine.

Croyances, Etat et Société

Résumant les enseignements que l’observation des deux dernières années suggère, on peut articuler quelques thèses, lesquelles portent donc moins sur le Falun Gong lui-même que sur les évolutions qu’il révèle :

• Le Falun Gong est le cas extrême d’un phénomène d’ensemble : des pratiques légalement reconnues et culturellement acceptables comme celles des exercices traditionnels de santé sont devenues le vecteur par lequel se sont manifestées de puissantes aspirations religieuses et sotériologiques, et même un certain potentiel millénariste.

• Ces pratique et aspirations se sont glissées dans le moule culturel de la Chine contemporaine, marqué notamment par les cultes conjoints de la science et de l’autorité mais aussi par la « débrouillardise » qui permet de faire usage de réseaux de communication et de solidarité imperméables à l’Etat.

• Il a montré aussi que nombre de traumatismes de la Révolution culturelle sont encore latents, ce tant du côté de l’Etat que du côté de la société civile, et que, dès lors qu’une crise survient, une « régression » intervient, qui fait de la lutte idéologique et de la recherche obstinée de la supériorité morale des facteurs puissants d’escalade des conflits, sans mécanismes clairs de négociation et d’accommodement.

• Le mouvement a mis notamment en évidence une demande latente de salut, en incluant dans ce terme la santé physique et morale, demande de salut qui, dans le discours du Falun Gong, prend des dimensions cosmiques, épiques, rêvées, et prend en compte la fascination pour les extra-terrestres et les spéculations cosmologiques para-scientifiques.

• Malgré ces traits culturels, la résistance menée par nombre d’adeptes du Falun Dafa s’inscrit bien dans une lutte pour la transformation du cadre légal et de la société civile, et témoigne d’une progressive affirmation par les citoyens des droits de liberté de conscience et de liberté religieuse. Le caractère international du mouvement et les réseaux qu’il mobilise à l’étranger inscrit davantage encore son discours dans cette perspective.

• En d’autres termes, l’affirmation de la société civile en Chine passe aujourd’hui par l’émergence de groupes non « civils », plus sans doute que par celles d’associations formées sur le modèle fourni par les théories occidentales de la société civile. Par ailleurs, dans le processus au travers duquel ils s’affirment, par le soutien parfois aussi qu’ils reçoivent de l’étranger (outre le Falun Gong, on peut penser aux églises chrétiennes), pareils groupes gagnent souvent peu à peu en sophistication et « civilité ».

• Un cadre de référence idéologique virtuel — inséparable d’un certain nombre de pratiques — est ainsi en voie de constitution en Chine. Il associe plusieurs acquis des dernières décennies (la référence à la science, la méconnaissance comme la réinvention des religions traditionnelles, le culte de l’autorité, le maniement d’une rhétorique manichéenne) à une reformulation de pratiques et croyances anciennes, et enfin à l’importation de valeurs (liberté de conscience), de mythes (extra-terrestres) et pratiques discursives (campagnes internationales, utilisation de l’Internet) typiques de l’ère de la globalisation. Ce cadre idéologique peut être dit virtuel dans un double sens : d’abord parce qu’il existe à l’état latent, sans pouvoir déployer publiquement tous ses effets, ensuite parce qu’il se déploie effectivement de préférence dans le domaine de la réalité virtuelle, brouillant souvent les frontières entre réalité et représentations rêvées. Tels sont les contours de ce que nous qualifiions, il y a deux ans, de « post-modernisme pour le peuple »(36).

• Ce cadre de référence idéologique virtuel prend très exactement la place de ce que les dirigeants communistes appellent « la civilisation socialiste spirituelle », qu’ils ont essayé de définir et promouvoir depuis le début des années 1980 et surtout au début des années 1990(37).

• Enfin, si dans les mois qui viennent la répression intérieure contre le Falun Gong confirme son relatif succès tandis que l’internationalisation du mouvement se poursuit, la tendance du gouvernement à définir tout facteur de contestation idéologique comme agent pathogène essentiellement exogène ne fera que se renforcer, rendant plus difficile encore un processus d’ouverture interne et progressif.

Reste à voir si l’histoire ici narrée est en passe de se terminer ou si elle réserve encore des développements inattendus. En tout état de cause, elle aura marqué la société chinoise de ce tournant de millénaire d’une façon que le rassemblement du 25 avril 1999 ne permettait pas encore de supposer. La société et la culture chinoises sont en train de subir une transformation de fond, mais les détours et le contenu de ces changements ne correspondent à nul des modèles que l’on avait esquissé jusqu’à présent.