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L’accession de la Chine à l’OMC : un tournant historique ?
Le 11 décembre 2001, la République populaire de Chine (RPC) devenait le 143e membre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) après plus de 15 ans de travaux préparatoires et mettait ainsi un terme à l'une des plus longues et difficiles négociations de son histoire diplomatique.
Qualifiée par Mike Moore, le directeur général de l'Organisation, « de moment historique pour l'OMC, pour la Chine et pour la coopération économique internationale », cette accession, savamment orchestrée par les médias chinois, devait stigmatiser les attentes inouïes d'une puissance en devenir et en proie à une pression politique, économique et sociale sans précédent((1). Miracle d'une propagande étatique rompue à la « pénétration » des masses((2), l'entrée de la Chine dans le forum mondial du libéralisme commercial aurait fait l'unanimité au sein d'une classe politique incapable de masquer ses divisions et parmi une communauté d'affaires internationale avide de recueillir les dividendes de ses investissements, voire d'en découdre avec la Chine sur toute une série de pommes de discorde commerciales, si l'on en croit les attentes qui pèsent sur la possibilité de recourir au mécanisme de règlement des différends de l'OMC.
Trois mois plus tard, l'euphorie semble être retombée pour laisser place à des analyses plus nuancées des opportunités et des défis auxquels devront faire face la population et le gouvernement chinois en termes de coût économique et social et d'adaptation du corpus juridique chinois aux normes de OMC.
On se doit, pour mieux appréhender cette décision que d'aucun compare au lancement de la politique de réformes et d'ouverture de 1979, de la replacer dans l'histoire de la Chine populaire. Cette relation au multilatéralisme économique s'inscrit, en effet, dans la continuité d'une volonté d'ouverture au monde, visant à garantir le développement économique et la stabilité socio-politique d'un Etat en transition.
En 1949, c'est la nécessité d'une alliance avec l'Union soviétique qui préoccupait une Chine désireuse de véhiculer le dogme marxiste, et non pas les considérations libérales d'un Accord provisoire naissant et incertain sur le commerce et les tarifs douaniers auquel la République de Chine, fraîchement réfugiée à Taiwan, ne souhaitait bientôt plus participer. Le politique et l'idéologique ont pendant longtemps prévalu et la Chine n'apprendra que bien plus tard à faire de l'économie une arme diplomatique.
C'est en effet le 10 juillet 1986 que le gouvernement de Pékin présente une demande officielle au directeur général du GATT pour « retrouver », au nom de la continuité de l'Etat chinois, son statut de « partie contractante » à l'Accord. Il faut dire que, forte de son siège aux Nations Unies où elle remplace le régime de Taipei le 25 octobre 1971, la Chine populaire avait, dès cette période, entamé des négociations en vue de se rapprocher des principales organisations internationales à vocations économique et financière. Le 15 mai 1980, la Chine retrouvait ainsi son siège au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, dont elle était membre fondateur. Elle participait ensuite, en 1981, au troisième Accord-multifibre pour devenir formellement membre du comité du GATT sur les textiles, en 1984. Il convient de préciser à nouveau que l'offensive diplomatique visant à récupérer un siège au GATT avait débuté dès novembre 1982, lorsque Pékin envoya une délégation pour participer en tant qu'observateur à la trente-huitième conférence des parties contractantes, insistant alors sur sa qualité de partie contractante originelle à l'Accord. En novembre 1984, la Chine devait obtenir l'autorisation d'assister en tant qu'observateur au conseil du GATT et aux conférences de ses organes subsidiaires. Puis, en avril 1985, elle devenait membre du comité consultatif sur les pays en voie de développement. Les choses s'accélérèrent à nouveau en 1992, non seulement parce que les travaux du groupe de travail d'accession de la Chine au GATT et les négociations bilatérales afférentes avaient avancé de manière encourageante, mais aussi parce que Taiwan présenta sa candidature en tant que territoire douanier distinct.
C'est dire l'importance de la dimension diplomatico-politique d'une question que l'on a parfois tendance à analyser uniquement sous l'angle économique. Déterminée à retrouver son statut de partie contractante originelle et à faire la lumière sur la position que Taiwan aurait toujours due occuper au sein de l'Accord, la Chine mit alors tout en uvre pour accéder au GATT avant la création de l'OMC, comme en témoigne l'exigeant projet de protocole du 20 décembre 1994. Mais les ambitions de Pékin semblaient alors irréalistes car inadaptées à ses performances et à ses structures économiques réelles. L'Organisation mondiale du commerce fut donc créée sans elle, le 1er janvier 1995, avec, entre autres, Hong Kong et Macao pour membres fondateurs. Et il a fallu attendre encore six ans pour voir Pékin rejoindre l'OMC au prix d'une véritable bataille diplomatique qui la conduisit à négocier 37 accords bilatéraux et à signer 900 pages de Protocole d'accession.
Une double question se pose aujourd'hui : qu'apportera l'OMC à la Chine et qu'apportera la Chine à l'OMC ?
Il est sans doute plus aisé de répondre à la seconde partie de cette interrogation. On peut en effet supposer que dans la mesure où elle est entrée en tant que pays en développement dans cette instance commerciale multilatérale, la Chine pourrait prendre le parti de ce groupe de pays, tout au moins quand ses intérêts le lui commandent et que sa stratégie de puissance n'est pas remise en jeu : ce pays pourrait, aux côtés de nations comme l'Inde, contribuer à un certain rééquilibrage au sein de l'institution. Cette analyse prospective est néanmoins confrontée à un certain nombre de limites si l'on se réfère à l'expérience passée de la Chine au sein des organisations internationales. En effet, Pékin n'y a, en général, manifesté qu'un intérêt limité et, en tout état de cause, bien moins net que d'autres capitales, notamment Delhi, pour la cause tiermondiste.
Cela ne signifie pas que la Chine se restreindra dans le recours à toutes les nouvelles armes juridiques et diplomatiques que l'OMC met à sa disposition. De fait, l'une des craintes des opposants de l'entrée de ce pays dans l'Organisation était justement une augmentation des conflits appelés à être réglés par l'Organe de règlement des différends, à terme susceptibles de saturer et donc de gripper l'institution. Il va sans dire que ce risque existe en raison des multiples récriminations avancées ces dernières années du côté chinois (protectionnisme occidental) comme du côté américain ou européen (dumping chinois). Toutefois, l'on peut penser que de part et autre, afin justement d'éviter tout grippage de la mécanique OMC, les gouvernements joueront un rôle conciliateur et sauront à la fois médiatiser et atténuer ou du moins étaler et gérer dans le temps les différends qui, immanquablement, devraient survenir ou sont d'ores et déjà apparus (cf. le différend sur l'acier entre Pékin et Washington).
Il est certainement encore plus complexe de répondre à la question de la transformation de la Chine par l'OMC. Dans ce dossier spécial en deux numéros de Perspectives chinoises, l'un plus juridique et politique, l'autre plus économique, nous nous y sommes essayés de la manière la plus complète possible sans pour autant parvenir à être exhaustif tant les répercutions de cette thérapie de choc pensée il y a plus de 15 ans sont nombreuses.
Indiquons d'emblée que nous avons choisi de laisser de côté un sujet essentiel mais pour le moins spéculatif : l'entrée de la Chine dans l'OMC va-t-elle apporter la démocratie à ce pays ? Dans un premier article, Leila Choukroune montre combien l'impact sur le système légal chinois sera à la fois direct mais complexe et progressif, pour ne pas dire inégal. La mise en place, par exemple, de tribunaux indépendants échappant au contrôle du Parti communiste, l'une des antiennes de l'OMC, se charge d'une dimension politique évidente et constitue, précisément, un obstacle sur lequel se heurte et continuera de se heurter encore longtemps toute réforme juridique en Chine populaire. La contribution suivante, que l'on doit à Antoine Kernen, aborde une question non moins politique : les effets quasi-immédiats de l'accession de la Chine à l'OMC sur la situation de l'emploi, en particulier dans l'industrie étatique, un secteur bien malade en dépit des efforts déployés par les autorités chinoises depuis de nombreuses années. La question au cas par cas des conflits et au plus bas échelon possible de l'appareil gouvernemental, par une sorte de transposition du principe de subsidiarité, reste la norme et toute légalisation de syndicats indépendants, malgré la ratification par la Chine, en 2001, du Pacte des Nations Unis sur les droits économiques et sociaux, demeurera exclu encore pendant de longues années.
D'aucuns diront que tout est question de présentation, de « packaging », diraient les commerciaux. C'est la raison pour laquelle l'analyse de la propagande et du discours qui ont accompagné en Chine le processus d'accession est essentielle (Pierre Hagman). En effet, les autorités chinoises ont été contraintes de se positionner sur une ligne étroite, sur un point d'équilibre permettant à la fois de faire taire la plus grande partie des critiques avancées par la Nouvelle Gauche, qui voit dans la globalisation la mort avancée de l'économie socialiste, sans pour autant nourrir par trop les espoirs des libéraux chinois et étrangers qui espèrent transformer ce processus en principal aiguillon du changement politico-institutionnel.
Une question importante et qui présente une dimension politique évidente est celle de l'environnement : présentées de manière très détaillée et précise par Andreas Oberheitmann, les implications de l'entrée de la Chine à l'OMC sur l'équilibre écologique du pays le plus peuplé et l'une des économies les plus dynamiques du monde sont multiples et, par le frein que cette préoccupation ou cette prise de conscience pourrait exercer sur le développement, dans une certaine mesure déstabilisatrices.
Etroitement liée à l'entrée de la Chine populaire dans l'OMC est évidemment celle de Taiwan. Depuis le début des négociations, les autorités de Pékin l'ont voulu ainsi afin de tenter de maintenir la fiction de l'unicité d'une nation chinoise divisée en deux Etats depuis plus d'un demi-siècle. Cela étant dit, cette nouvelle donne aura une influence importante et dans l'ensemble, comme le montre l'article de Lawrence Liu, probablement bénéfique sur les relations entre les deux rives du détroit de Formose. Si les liaisons maritimes et aériennes directes seront plus lentes à démarrer qu'on le dit souvent notamment parce que Taipei peut faire valoir certaines clauses de sécurité de l'OMC et ainsi continuer de maîtriser politiquement ces processus d'ouverture , les deux économies vont voir leur intégration s'accélérer, accroissant d'autant le coût global de toute initiative extrémiste ou guerrière, d'où qu'elle vienne.
Enfin ce premier volet du dossier OMC se clôt sur une région particulière tant sur le plan économique que politique : Hong Kong. A n'en point douter, maintenant que la Chine continentale a rejoint l'ancienne colonie britannique (et Macao) au sein de l'héritière du GATT, ces deux derniers territoires vont de plus en plus être tentés de se fondre dans la grande zone de développement que constitue le Delta de la Rivière des Perles (Peter Chiu). Autrement plus difficile à évaluer est l'impact à plus long terme sur les régimes politiques et institutionnels de ces divers territoires que le passé a longtemps divisé mais que l'avenir ne peut que plus fortement unifier.
Les vingt dernières années de réforme ne sont pas, comme on peut parfois le lire, le résultat de décisions « simples » prises par un Etat « fort, efficace et pragmatique », mais le fruit de luttes internes au sein de la direction chinoise, de décisions politiques à la portée immense tant elles risquent de peser sur la stabilité sociale d'un pays déchiré entre croissance et sous-développement((3). Le pari de l'accession à l'OMC n'est donc pas encore gagné. Il reste en effet à savoir comment la Chine instrumentalisera ce choix politique lors du seizième congrès et comment elle réussira à atténuer l'onde de choc de réformes imposées par l'extérieur dans les années à venir.
Cette présentation ne serait pas complète sans indiquer que l'ensemble de ce dossier a été coordonné par Leïla Choukroune, que la rédaction de Perspectives chinoises remercie chaleureusement pour avoir rassemblé dans les pages qui suivent ou que vous lirez dans deux mois une série d'analyses que, nous l'espérons, vous apprécierez. Bonne lecture !