BOOK REVIEWS

Marie Eve Blanc, Laurence Husson et Evelyne Micollier éds., Sociétés asiatiques face au Sida

by  Bernard Hours /

L’ouvrage édité par Marie-Eve Blanc, Laurence Husson et Evelyne Micollier présente une remarquable somme de travaux consacrés à la prévention du Sida et à la lutte contre ce fléaux en Asie, le dernier chapitre proposant une comparaison entre les stratégies menées en Afrique et en Asie.

On sait que seuls l’Ouganda et la Thaïlande, ont réussi à réduire le taux de prévalence du Sida dans la population générale. Bien qu’aucun article n’aborde le cas thaïlandais la situation dans ce pays sert de référence à plus d’un titre, tout au long de l’ouvrage. La Thaïlande semble l’un des rares pays à s’être épargné le délai de dénégation qu’ont observé, sous des formes diverses, la plupart des pays touchés. En Chine, au Vietnam, en Malaisie, en Indonésie, en Inde, ce qui frappe le plus, c’est le refus systématique et durable de voir le problème. Au nom d’une pureté socialiste (Chine, Vietnam), ethno-sociale et religieuse (Inde) ou ethno-religieuse (Malaisie, Indonésie), l’épidémie du Sida a été dangereusement niée, le cadre national prévalant sur une approche internationale qui semble s’être relativement plus facilement imposée en Afrique à des Etats supposés plus faibles, qui n’avaient pas, dans une large mesure, les moyens nécessaires d’endiguer l’épidémie.

Deux lignes de lectures traversent cet ouvrage. La première, politique, analyse les stratégies institutionnelles développées, en particulier par les Etats. La seconde, plus anthropologique, sert d’appui à des contributions ethno-épidémiologiques ou portant sur les représentations de la maladie qui offrent un riche tableau de l’apport des sciences sociales sur le Sida. Le contexte culturel asiatique est peu homogène, mais des « cultures sexuelles » sont identifiables. On s’attardera sur les articles les plus importants, comme celui de Franck Dikötter sur les discours et représentations sur la sexualité et les maladies sexuellement transmissibles (MST) en Chine. On y relève que, par-delà les dénégations officielles, les MST réapparaissent en 1986. Et en 1990, une loi impose un test HIV aux résidents étrangers, mettant au jour les certitudes à la fois « traditionnelles » et socialistes de l’ancien Empire du milieu. On envisage alors cette maladie (le Sida) comme le signe avant-coureur de l’effondrement des sociétés capitalistes occidentales.

L’apologie de la morale sexuelle ne résiste pas aux faits qui s’imposent dans les toutes dernières années du XXe siècle. Ce n’est que très récemment que la prévention du Sida est abordée de façon réaliste et non plus idéologique. Désormais l’individualisme croissant tend progressivement à transférer la responsabilité de la gestion de la sexualité de la nation aux individus. Dans la situation intermédiaire où se trouve aujourd’hui la Chine, il y a tout à craindre du développement du Sida dans ce pays. L’article d’Evelyne Micollier sur la prévention à Taiwan nous met en présence d’une autre société chinoise où l’accès à la trithérapie est pris en charge en totalité par le ministère de la Santé. Les campagnes menées s’inspirent des modèles occidentaux et l’approche de la maladie est très similaire à celle qui est développée au Japon.

Le poids des idéologies sociales est donc avéré dans la prise en charge d’un risque collectif comme celui du Sida. Le cas du Vietnam (Marie-Eve Blanc) le confirme en analysant avec rigueur les campagnes étatiques et leur évolution. La famille est longtemps présentée comme le sanctuaire de l’harmonie sociale et sanitaire, contre les « fléaux sociaux » comme la prostitution et la drogue, fortement stigmatisés malgré leur fréquence après l’ouverture économique. L’échec de la rhétorique normative révolutionnaire a ouvert le champ aux ONG étrangères très actives, et l’on a vu récemment apparaître la première association de séropositifs à Ho Chi Minh ville.

En Chine, comme au Vietnam, l’évolution la plus importante a consisté à admettre que la prévention dépasse les simples déviants : prostituées, homosexuels, drogués. Le Sida n’est plus une maladie de la société (socialiste saine) mais une maladie dans la société, qui suppose moins de slogans et plus d’information, d’éducation et de prévention.

Pour une épidémie contre laquelle les frontières sont particulièrement impuissantes, il est pertinent de regarder chez ses voisins. Avec l’ouverture de tous les pays du continent asiatique aux flux du marché capitaliste il serait passablement anachronique de s’enfermer dans une approche nationale. L’adhésion de la Chine à l’OMC s’accompagnera rapidement d’une prise de conscience globale en matière de lutte contre le Sida car séparer les flux de marchandises et les voyages des maladies semblent bien peu lucide. La santé est aussi un marché global. À cet égard, les pays du socialisme de marché ont encore à apprendre, mais ils disposent d’un atout majeur : ce sont des Etats « encore forts ».

Tel n’est pas le cas du Cambodge qui offre l’image d’un pays dépendant et assisté en matière de Sida, comme une grande partie de l’Afrique. Les ONG y mettent en œuvre des stratégies « culturelles » aux résultats assez médiocres, faute d’une volonté politique qui fut, comme en Thaïlande, explicite et opportune.

L’Inde, un peu comme la Chine, a longtemps considéré que le Sida était une maladie d’étrangers dégénérés. F. Bourdier montre à ce propos les égarements antérieurs et souligne à juste titre que le purisme culturaliste indien contamine parfois les sciences sociales lorsqu’elles refusent de mettre le doigt sur les phénomènes majeurs que sont les diverses marginalités sociales pour gérer une sexualité à moindre risque. La transmission du Sida ne se conforme pas aux normes sociales et il convient donc de mieux connaître les conduites à risques, leurs logiques et leurs déterminations. Le cas du Népal abordé par David Seddon s’inscrit dans un contexte analogue de forte ségrégation.

Comme d’autres pays musulmans (Malaisie), l’Indonésie offre l’exemple d’une contrée où, en dépit d’un phénomène de prostitution liée à la pauvreté, le discours moraliste religieux permet d’occulter la nécessité d’une politique nationale différée. Le rôle des ONG étrangères est alors important sans être jamais décisif car il se substitue à des responsabilités nationales mal assumées. En Asie, comme en Afrique, les ONG ne traitent que la partie émergée de l’iceberg.

Le cas de la Malaisie est emblématique de l’obscurantisme politique en matière de Sida. S. Vignato décrit l’invisibilité du Sida dans ce pays. Malgré un système de santé remarquablement accessible, les résultats du libéralisme conjugués au nationalisme et à « l’islam » sont accablants en termes de prévention. Le préservatif est présenté comme une menace pour les fondements idéologiques de la nation, bien que la Malaisie en soit l’un des principaux producteurs mondiaux.

On regrettera parmi certaines contributions non mentionnées un culturalisme parfois sommaire compensé par la maturité politique des autres articles. En effet, la maîtrise du Sida est d’abord politique et passe par l’action de l’Etat, à travers la prévention, la non-ségrégation et l’accès aux traitements. Les gadgets culturels utiles dans certaines stratégies ne sont que des adjuvants. Les comparaisons avec l’Afrique sont éclairantes et utiles. Au-delà des modèles de diffusion qui sont spécifiques et locaux, le sous-développement, la vulnérabilité des femmes, le dépistage insuffisant et la prévention par exclusion s’observent depuis longtemps en Afrique. L’Ouganda, comme la Thaïlande, ont affronté la réalité au lieu de la nier. En comparant les politiques menées au Burkina Faso et en Thaïlande, A. Desclaux montre que la capacité de l’Etat est décisive pour organiser la société. Si deux situations épidémiologiques et deux contextes de prévention s’observent en Afrique et en Asie, il reste que les connaissances acquises sur les modes de transmission, les représentations de la sexualité, les pratiques des toxicomanes doivent circuler d’Afrique en Asie et vice-versa. Parce que plusieurs Etats asiatiques disposent d’un pouvoir fort en la matière, la responsabilité leur incombe de ne plus tergiverser avant qu’il ne soit trop tard.