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Xiaohong Xiao-Planes, Éducation et politique en Chine : le rôle des élites du Jiangsu, 1905-1914
De nombreux travaux chinois et étrangers ont été consacrés depuis trente ans à lactivité réformatrice des notables des diverses provinces chinoises au cours du dernier demi-siècle de la dynastie des Qing, en particulier dans les années 1901-1912, ainsi quaux formes variées dassociations grâce auxquelles ils sétaient organisés pour accroître lefficacité de leur action comme leur capacité de négociation avec ladministration impériale. Dans leffervescence générale qui porte les élites provinciales au changement intellectuel, politique et social après les Boxeurs, les notables et lettrés du Jiangsu occupent une place éminente, tant par leur nombre relatif que par les moyens matériels et surtout labondance des organes de presse et de diffusion imprimée dont ils disposaient, et qui ont laissé ample matière aux études historiques.
On connaissait bien dans ses grandes lignes le rôle joué alors par la Société générale déducation du Jiangsu, créée en 1905 par plusieurs personnalités éminentes de cette province et présidée par lillustre homme daffaires Zhang Jian, cacique au doctorat. Elle devint la matrice dun véritable parti constitutionnel, lAssociation préparatoire au régime constitutionnel, qui fut au premier plan de la vie politique dans les dernières années de la monarchie et assura une transition plutôt pacifique vers le régime républicain lors de la révolution de 1911. La monographie de Xiaohong Xiao-Planès nous relate en détail lhistoire de cette société de 1905 à 1914, grâce à la collection complète des publications de cet organisme et des institutions locales qui létayaient, à laquelle lauteur a eu accès à Shanghai et Nankin, ainsi quà une remarquable abondance de matériaux et travaux récemment édités sur le continent chinois et à Taiwan. Elle analyse en même temps cette histoire comme lexemple modèle de lévolution des représentations collectives et de laction publique des élites locales jusquau moment où le coup de force de Yuan Shikai, en 1913-1914, dépouille ces dernières du pouvoir provincial légal que leur avait enfin conquis leur engagement au service dune reconstruction politique de lÉtat impérial après lécrasement des Taiping.
Le livre retrace les innovations introduites dans lenseignement au Jiangsu entre 1860 et 1900, sous limpulsion alternée des autorités et de lettrés locaux ; puis lapplication après 1901 de la « Nouvelle Politique » (xinzheng) impériale de réforme, relayée par linitiative zélée de notables, de jeunes lettrés, de marchands et même de catégories sociales méprisées, telles prostituées, chanteurs dopéra ou coiffeurs, en faveur dune éducation rénovée. La Société générale déducation du Jiangsu est fondée en octobre 1905, au lendemain de labolition des examens mandarinaux, dans le contexte des multiples problèmes et conflits liés à la réforme : reconversion des lauréats et candidats des anciens concours, financement et gestion administrative des nouveaux établissements, anarchie pédagogique. Ses membres réunissent lettrés traditionnels et jeunes progressistes, notables provinciaux et hommes de Shanghai ; le siège est fixé dans cette ville, foyer et phare de la modernité. Lorganisation copie celle de la Chambre de commerce de Shanghai, elle-même inspirée des statuts « démocratiques » du Conseil municipal de la concession internationale. En instituant officiellement des sociétés déducation dans chaque sous-préfecture pour aider ladministration de lenseignement, les règlements impériaux de 1906 permettent à la Société du Jiangsu de sadjoindre un réseau dantennes locales gros de plus de 5 000 adhérents en 1908.
La société semploie à jouer le rôle dun centre danimation et de médiation entre ladministration provinciale, les communautés locales et les établissements scolaires. Son activité très soutenue et régulière est conduite par un petit noyau de jeunes lettrés installés à Shanghai. La nouvelle administration de lenseignement organisée en 1906 inaugure un partage des fonctions entre fonctionnaires et notables lettrés, appelés à leurs côtés comme « conseillers ». A défaut dobtenir lélection locale de ces « conseillers », la Société déducation du Jiangsu saisit ce moyen pour placer ses membres dans les nouveaux services à tous les échelons. Elle supplée les cadres administratifs pour apaiser les conflits scolaires, former des enseignants, patronner la jeunesse étudiante, relancer lenseignement élémentaire, promouvoir lenseignement technique, collecter et gérer des financements pour léducation, voire même coordonner et intégrer les milieux éducatifs à léchelle nationale. Dans ces activités se profile, avec un pragmatisme prudent, la mise en place dun « pouvoir professionnel » et lusage de règles démocratiques au sein des élites.
La dernière partie de louvrage examine les organisations et entreprises politiques auxquels furent mêlés les membres de la Société : développement de linstruction civique, élection et travaux de lassemblée provinciale et des conseils locaux, pétitions pour la convocation immédiate dun parlement et la désignation dun cabinet responsable, ralliement à la révolution républicaine, soutien à Yuan Shikai.
Au terme de ce cheminement, parfois touffu, mais foisonnant dinformations précises, à travers la politique locale du temps, lauteur récuse toute pertinence aux notions de « sphère publique » et de « société civile » pour interpréter lévolution des élites locales chinoises à la fin de lempire et au début de la république. En effet, malgré sa spontanéité, lactivisme des élites locales recherche lappui du pouvoir, il nessaie pas de sopposer à lui ou de sorganiser en dehors de lui. Il vise à « prolonger une démarche officielle de constitutionnalisation du régime ». La souveraineté populaire que les activistes réclament de ladministration trouve son fondement dans la doctrine confucéenne du minben, selon laquelle le peuple est la raison dêtre de lÉtat. Elle implique, à leurs yeux, des liens organiques entre localités, élites locales et peuple, doù découle la « filière pédagogique » de participation politique quils défendent. Investis de responsabilités nouvelles dans leur localité, les plus instruits initieront le peuple, grâce à celles-ci, au sens de lintérêt général pour quil puisse à son tour participer aux affaires publiques : le pouvoir des notables engendrera celui du peuple. Mme Xiao-Planès souligne cependant que si ce projet politique sinscrit dans ce que P. A. Kuhn a appelé le « programme constitutionnel » historique de lÉtat chinois, à savoir le recours à la décentralisation administrative et à la participation politique de la base pour enrayer la dégradation chronique de lappareil gouvernemental, lautonomie locale (difang zizhi) que revendiquent et pratiquent les élites du Jiangsu au début du XXe siècle conduit à une pluralité dentités politiques indépendantes et au rejet dune conception monolithique de lautocratie centrale. Elle présage, à terme, une définition foncièrement différente des rapports entre lÉtat et le corps social, dans laquelle au lieu de fonctionner en intégrant le dynamisme du corps social, lorganisation politique arbitre entre des intérêts. Une faiblesse de louvrage est sans doute de ne pas peser exactement ce que représentent dans lensemble des élites du Jiangsu ceux que lauteur nomme « les activistes » et qui sont lobjet particulier de son enquête. Cependant, munie dun remarquable appareil critique et bibliographique, cette étude érudite des ressorts de la modernité provinciale au début du siècle dernier mérite de nourrir la réflexion présente sur ce sujet.