BOOK REVIEWS
Andrée Feillard (sous la direction de), L’islam en Asie, du Caucase à la Chine
Voici un ouvrage collectif qui sest fixé pour objectif de montrer que lislam asiatique nest pas comme on lentend souvent un islam périphérique. Les quatre parties qui le constituent obéissent à la même logique. Sappuyant sur une solide connaissance de leur terrain, les auteurs sattachent dans un premier temps à brosser un tableau historique de la diffusion de lislam : en Russie, dans le Caucase et en Eurasie centrale pour Stéphane Dudoignon, dans le sous-continent indien pour Aminah Mohammad-Arif, en Asie du Sud-Est pour Andrée Feillard et enfin en Chine pour Elisabeth Allès. Dans un second temps, ils analysent la situation actuelle et notamment les relations entre islam et politique, les pratiques religieuses, léducation religieuse ou bien la place des femmes dans les sociétés musulmanes dAsie.
Pour ce qui est de la période contemporaine, Stéphane Dudoignon analyse les relations complexes entre islam « officiel », islam « parallèle », ordres mystiques, mouvements réformistes et fondamentalistes. Dune part, il souligne que ces composantes, parfois artificiellement isolées, ont été amenées dans certains cas à se mêler les unes aux autres, notamment grâce aux contributions de Sâghûnî, de Dâmlâ Hindustânî et de Bahâad-Dîn Kebedo. Dautre part, il montre quun nombre croissant de mouvements se posant en vecteurs de modèles concurrents aux systèmes actuels(1) se radicalise à mesure que les appareils officiels tentent de les exclure de la vie politique et religieuse. Bien sûr, les influences extérieures et en particulier la diffusion du courant néo-hanbalî ont favorisé la floraison de nouveaux mouvements islamistes (radicaux notamment). Néanmoins, en dépit des interconnexions croissantes avec les grandes organisations islamistes internationales, lauteur souligne que (contrairement à ce que croient nombre dobservateurs occidentaux) le « renouveau » islamique que connaissent certaines sociétés de lex-URSS est le produit dévolutions qui sinscrivent sur la longue durée. Certaines mouvances islamistes plongent leurs racines dans la période qui a vu la revitalisation de la pensée traditionnelle en URSS au cours des années 1970, les acteurs de ce renouveau ayant donné naissance en particulier au Parti Islamique du Renouveau aujourdhui implanté dans la plupart des républiques de lex-URSS (p. 57).
Dans le sous-continent indien, le passage pour les populations musulmanes dun statut de domination sous les dynasties musulmanes à un statut de dominé durant la période coloniale a suscité « lémergence de mouvements de réaction » (pp. 98-101). Ces mouvements quils soient réformistes deobandi, barelwi, incarnant la religiosité populaire soufie, modernistes ou bien fondamentalistes Tablighi Jamaat, Jamaat-i-Islami exercent toujours un rôle important dans la vie politique et sociale au Pakistan et au Bangladesh. Aminah Mohammad-Arif analyse aussi la difficile amélioration de la condition féminine ainsi que les carences du systéme éducatif religieux (notamment en matière dinsertion professionnelle) dans les trois grands pays du sous-continent.
Après avoir mis en relief le rôle du commerce, du soufisme et dans une moindre mesure de la conquête militaire (en Indonésie notamment) dans la diffusion de lislam (shaféite) en Asie du Sud-Est, Andrée Feillard étudie le rôle joué par lislam dans les processus de construction nationale et lidéologie des différents Etats de la région. Soulignant « lintégration problématique » des communautés musulmanes dans les pays où lislam est minoritaire, lauteur met ainsi en évidence une certaine convergence de destin entre les « deux poids lourds » de lislam en Asie du Sud-Est, lIndonésie et la Malaisie. Bien que lhistoire des rapports entre islam et politique y fut assez différente que ce soit durant la colonialisation ou les premières années de lindépendance, ces deux pays sont aujourdhui confrontés à une surenchère islamiste difficile à gérer pour les gouvernements en place.
Pour ce qui est de la Chine, sans pour autant faire limpasse sur les musulmans turcophones dont la culture et lhistoire sont plus proches de plus à lAsie centrale, Elisabeth Allès centre son analyse sur la nationalité Hui de langue chinoise : près de 9 millions de personnes sur les 17,5 millions de musulmans que compte la Chine. La pénétration de lislam en Chine sest effectuée suivant un double axe : lun terrestre via le Turkestan chinois, lautre maritime vers les régions côtières de la Chine du sud. Elle ne fut pas le fruit de conquêtes militaires mais celui de limmigration de marchands et de fonctionnaires musulmans (pour les derniers sous la dynastie des Yuan essentiellement). Par la suite, les conversions et lintermariage de ces derniers avec la population chinoise a permis lhomogénéisation de ce qui va devenir la nationalité Hui au XXe siècle. Après avoir mis en évidence les rivalités (parfois féroces) entre sectes soufies mais aussi entre différents courants (traditionnels, réformistes, mais aussi ikhwânî, Xidaotang ), lauteur analyse alors les relations complexes entre lEtat chinois et les musulmans ainsi que le processus politique qui a abouti à la constitution de la nationalité hui. Le statut de « nationalité » pour les Huis, Ouïgours, Kazakhs ( ) fut définitivement entériné suite à la prise du pouvoir par les communistes en 1949. Cependant, les autorités chinoises nont eu depuis de cesse de se montrer suspicieuses envers toute montée en puissance des revendications des musulmans dans la sphère sociale et politique. Elisabeth Allès revient également sur certaines pratiques religieuses locales et le statut de la femme, notamment lexistence de femmes ahong(2).
Voici un ouvrage qui restitue la richesse dun islam asiatique injustement méconnu. Lislam sest intégré et inséré dans des sociétés souvent bien différentes de celles du monde arabe, « louverture » de lécole hanafî(3), le soufisme et sa propension au syncrétisme jouant un rôle déterminant dans ce processus. Les échanges avec lAsie ont très rapidement cessé dêtre à sens unique, lAsie centrale et lInde devenant des centres religieux de première importance qui ont largement et durablement rayonné sur lensemble de la communauté islamique. A fortiori depuis deux siècles, les pôles asiatiques (ou euroasiatiques) de lIslam sont restés influents via la diffusion de modèles aussi bien modernistes(4) que fondamentalistes revendiquant lhéritage deobandi.
On regrettera néanmoins labsence dune étude approfondie de lorigine et de la nature de ces influences quelles soient qualifiées de néo-hanbalî, ikhwânî, salafî ou bien de wahhâbi. Bien que dorigine extérieure, elles fournissent des modèles idéologiques à nombre de nouveaux mouvements radicaux en Afghanistan, au Caucase, en Asie centrale, dans le sous-continent indien, en Indonésie, en Malaisie ou aux Philippines. Dautres regretteront aussi lanalyse trop brève réservée à lAfghanistan et au Cachemire. En dépit de ces quelques remarques, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage clair et synthétique à qui souhaite approfondir sa connaissance de cet islam aujourdhui sous les feux de lactualité.