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L’enseignement confessionnel musulman en Chine
Par delà leur diversité, les musulmans de Chine(1) se sont engagés depuis une vingtaine dannées dans un processus de réaffirmation religieuse et identitaire(2) : construction et rénovation de mosquées, diffusion de linformation sur lislam dans le monde, traduction douvrages religieux, etc(3). Comme dans le reste du monde musulman, leffort a également porté sur le domaine de léducation. Dans un premier temps, au début des années 1980, lenseignement sest limité aux écoles de mosquées, mais, très vite, à la faveur dinitiatives individuelles ou collectives, locales ou provinciales, de multiples écoles privées arabes ou sino-arabes ainsi que de nombreux instituts ont été ouverts un peu partout dans le pays. Lors des enquêtes que nous avons menées en 2000 et 2002 dans les provinces du Xinjiang, du Gansu, du Ningxia, du Henan, du Yunnan et à Hainan nous avons pu constater lextraordinaire développement de cet enseignement musulman(4).
Les responsables religieux musulmans en Chine se sont toujours plaints du faible niveau du savoir religieux de leurs coreligionnaires : la floraison décoles répond bien à une volonté déducation mais correspond également à un besoin de maintenir et de faire vivre la religion musulmane parmi des fidèles dispersés dans lespace chinois et marqués par plus de vingt ans de répression(5) de toute activité religieuse publique. Par ailleurs, dans le cadre de la politique des réformes menée dans le domaine de léducation(6) depuis plus dune dizaine dannées (décisions de 1985 et de 1993) qui a conduit à la décentralisation et à la privatisation de lenseignement, les initiatives musulmanes ont pour objectif de pallier le désengagement de lEtat central et de permettre à des populations(7) en situation économique difficile, et en particulier aux filles, de bénéficier dun minimum dinstruction. A lintérieur du monde musulman chinois, léducation et sa modernisation font lobjet de débats, de polémiques et de concurrence entre courants religieux. Ces débats ne portent pas sur la situation des écoles publiques, primaires ou secondaires, bien quelle soit difficile, car ces écoles restent encore dun faible niveau malgré les efforts entrepris en particulier dans les régions périphériques et aux frontières(8). Selon les chercheurs Hui, la situation des écoles publiques Hui comme celle dautres écoles sest détériorée, en particuler avec la décentralisation. Lun deux fait une description significative dune école primaire dans un quartier Hui de Xian qui ne semble pas être la seule dans ce cas : « Afin de pouvoir subvenir aux besoins de lécole dont les frais ont considérablement augmenté, la cour est devenue un entrepôt pour marchandises, un parking pour taxis et camions, les toilettes de lécole ont été transformées en toilettes publiques ». Il constate en outre les difficultés rencontrées pour payer les compléments de salaire des enseignants et se désole de lobligation où se trouvent beaucoup délèves de travailler après lécole : « Ils ne peuvent donc ouvrir leurs livres que pendant les classes ». En 1997, cette école a perdu un tiers de ses effectifs(9). Mais comme les écoles publiques relèvent des autorités centrales et locales et que la population a peu de prise sur leurs décisions, la discussion se porte de préférence sur les écoles privées, sur lesquelles les musulmans, les ayant fondées, détiennent un réel pouvoir.
Létude du développement actuel des écoles confessionnelles permet de mesurer le degré dautonomie dont peuvent disposer les musulmans et dobserver la manière dont sexerce de nos jours le contrôle politique de lEtat sur cet aspect de la vie religieuse. De fait léducation, question politiquement sensible, est un terrain où saffrontent de nombreux acteurs et à différents niveaux.
Dans la région autonome ouighoure du Xinjiang, les autorités de Pékin ont décidé dimposer une tutelle stricte et systématique à lenseignement dans le domaine tant religieux que linguistique. Lenseignement religieux qui sétait largement développé avec la reprise des activités religieuses des années 1980 fut à nouveau interdit en 1996 à la suite de troubles dans la région (incidents de Khotan, Gulja, Bahren, Aksu). Depuis cette période une lente reprise sest dessinée(10). En 2002, un imam na le droit denseigner quà un ou deux élèves(11) avec laval obligatoire du bureau des affaires religieuses des autorités locales, alors que, comme nous le verrons plus avant, il peut y avoir près dune centaine détudiants dans les écoles de mosquées des autres provinces chinoises. La règle qui impose davoir 18 ans révolus pour suivre des études religieuses est, au Xinjiang, strictement appliquée. Par ailleurs, il nest pas possible douvrir légalement une école musulmane, comme il en existe dans le reste du pays. Un seul institut coranique (jingxueyuan), géré et contrôlé par les autorités, est autorisé à Urumqi. On y dispense un enseignement religieux minimal en langue arabe. Sur le plan linguistique, en mai 2002(12), Pékin a rappelé, à travers la presse, la décision déjà prise antérieurement mais non encore vraiment appliquée , de supprimer lusage de la langue ouighoure dans les études supérieures(13). Par ailleurs, la pauvreté des familles ouighoures, spécialement dans les oasis du sud des Tianshan, ne permet pas aux enfants de suivre une scolarité normale dans les écoles publiques devenues aujourdhui payantes, ne serait-ce que la scolarité théoriquement obligatoire des neuf premières années. Il en résulte quun enfant ouighour qui nest pas issu dun milieu urbain et relativement aisé a très peu de chance de pouvoir bénéficier dun enseignement au-delà de lécole primaire, quil aura suivi généralement en ouighour(14). Si une famille tient à compenser ce déficit déducation par un enseignement religieux, elle devra attendre que lenfant ait atteint lâge de 18 ans et lenvoyer soit à létranger, en loccurence au Pakistan, si elle a quelques moyens, soit lui faire suivre un cursus dans une école coranique dune autre province de Chine si elle a pu établir une connexion avec cette école(15). Certes, lorganisation décoles clandestines est un recours toujours possible, mais les risques sont réels. Ainsi, les faibles possibilités déducation ont pour conséquence que dans les rues des villes, comme par exemple à Khotan, nombre de jeunes garçons de 12 à 14 ans travaillent comme cochers de carrioles-taxis tirées par des ânes pour contribuer aux besoins de leur famille. Dautre part, même un jeune Ouighour diplomé de lUniversité dUrumqi ne peut guère espérer trouver un débouché professionnel dans la région car sa faible capacité linguistique en chinois ne lui permettra pas dobtenir un emploi pour lequel les locuteurs chinois han seront préférés. Dans ces situations de blocage, il ne faut donc pas sétonner que des jeunes cherchent à quitter le territoire ou soient séduits par un discours moderne prônant lunité de lislam et le retour au Califat(16). Un certain nombre dentre eux, soupçonnnés dappartenir au mouvement Hizb ut-Tahrir(17) (libération), ont déjà été arrêtés(18) au printemps 2001 au Xinjiang(19).
Dans les autres provinces de Chine, la situation est bien différente dans la mesure où il sagit principalement de musulmans de langue chinoise (Hui). La confrontation se situe alors non plus seulement avec lEtat central mais davantage avec les autorités locales. En outre, lenseignement religieux est un révélateur des rivalités entre courants religieux musulmans.
De lécole de mosquée à lécole privée
Il y a environ 40 000(20) mosquées en Chine disposant, en principe, chacune dune école(21). Cependant les ahong (imam)(22) de ces lieux de culte nont pas tous des élèves. Mises à part les limitations autoritaires observées au Xinjiang, cela peut être dû, dans des situations non conflictuelles, à la fatigue et à lâge trop avancé de lahong. En ces circonstances, les élèves peuvent facilement rejoindre une autre école à proximité. Si on peut estimer à vingt la moyenne des étudiants par mosquée, certaines dentre elles, qui disposent despace, de meilleures conditions daccueil et où lenseignement de lahong est réputé, peuvent rassembler une centaine délèves. En principe âgés au minimum de 18 ans(23), ces élèves sont pour lessentiel des garçons en particulier dans les provinces du nord-ouest ; toutefois les écoles de mosquée sont aussi ouvertes aux filles lorsquil nexiste pas de mosquées féminines(24) comme dans les provinces de la plaine centrale. Certains élèves ont été scolarisés dans lenseignement public, jusquà la fin du deuxième cycle secondaire (gaozhong) ; cependant un grand nombre dentre eux se sont arrêtés à lécole primaire ou à la fin du premier cycle du secondaire (chu-zhong) et certains sont quasiment illettrés en chinois. Ils sont originaires de régions différentes et viennent parfois de très loin. Les frais détude sont pris en charge par la communauté daccueil, ainsi que lhébergement si la famille de lélève na pas la possibilité de le financer.
Quelques éléments dhistoire
Tout au long de lhistoire de lislam en Chine, comme de nos jours, léducation a représenté un enjeu majeur. Il sagit de maintenir des communautés de croyants dans un environnement largement non-musulman. Dès le XVIe siècle des écoles ont été ouvertes au sein des mosquées pour délivrer un enseignement religieux appelé jingtang jiaoyu (enseignement de la salle des classiques) caractéristique de lislam traditionnel (laojiao(25)) et dont le contenu avait été élaboré par un ahong du Shaanxi, Hu Dengzhou (1522-1597)(26), au retour dun voyage à la Mecque. Au début du XXe siècle, le courant fondamentaliste et réformiste ikhwan(27), dinspiration wahhâbite, a fait de la modernisation de léducation un de ses mots dordre en insistant, à cette époque, sur lapprentissage du chinois et léducation des femmes. Dautres réformateurs musulmans impliqués dans le bouillonnement intellectuel de lensemble de la société chinoise du début du XXe siècle, ont créé des écoles, telle la célèbre école normale Chengda(28) dont lobjectif était de donner un enseignement moderne en intégrant létude conjointe du chinois et de larabe, de lhistoire, des mathématiques, des sciences, et de promouvoir lenvoi détudiants à létranger.
Le cursus classique en islam traditionnel (laojiao) nécessitait plus dune dizaine dannées détude, auprès de plusieurs ahong. Le halifa(29) apprenait larabe et le persan, les ouvrages de base (le haiti(30), le zaxue(31), le Coran, la sunna(32), le tafsîr(33), le fiqh(34)) et poursuivait(35) par des textes dappronfondissement dans les deux langues avec une dominante en persan(36), en particulier dans le cadre de lenseignement soufi et de celui que dispensaient les ahong féminines. Il sagissait dun enseignement fondé sur la relation de maître à disciple et où étaient privilégiés la compréhension, lapprofondissement des textes et létendue des connaissances. Ce cursus sachevait, comme de nos jours, sur une cérémonie nommée « la prise du vêtement » (chuanyi)(37) qui marquait le passage du statut délève à celui dahong.
Situation actuelle
Avec la reprise des activités religieuses, le besoin de renouvellement des ahong et la pression dun enseignement réformé, le cursus classique a été modifié sur le fond et la forme. Le nombre dannées détudes a été réduit à 4 ou 5 ans, la relation privilégiée entre le maître et son élève tend à se diluer en raison dune rotation parfois rapide des ahong mais surtout du fait de la multiplicité des enseignants. Sur le fond, lenseignement se limite désormais à lapprentissage de larabe, à la connaissance des textes de base, avec, en complément, un cours sur la politique religieuse de lEtat. Ainsi la modernisation de lenseignement religieux prend en compte une des principales critiques faite aux ahong de lislam traditionnel, qui est de ne pas savoir sexprimer en arabe et de prononcer cette langue avec de fortes intonations chinoises. Larabe est donc appris aujourdhui comme une langue vivante et non plus simplement comme une langue écrite, la langue sacrée du Coran. Pour faire apparaître le bon niveau darabe des jeunes Chinois daujourdhui, des compétitions de lecture du Coran sont régulièrement organisées au niveau dune province ou à léchelle nationale en présence de dignitaires venus du monde musulman. Cet approfondissement linguistique saccomplit au détriment du farsi, qui demeure cependant encore une langue détude dans le cadre de lenseignement des ahong féminines ou des confréries soufis. Cependant, les textes nécessaires pour lexamen final étant essentiellement en arabe, les ouvrages en persan sont de moins en moins abordés. Enfin, sil y a aujourdhui une capacité réelle de parler arabe chez les jeunes élèves, il y a en contre-partie, au grand regret de nombreux ahong, une réduction du savoir religieux. Le cycle se termine par un examen supervisé par le bureau local des affaires religieuses, par un représentant de la section locale de lassociation islamique sil y en a un et par les ahong du lieu. Après avoir pris le vêtement, le nouvel ahong est invité par une communauté locale à venir officier. Cet enseignement réformé sest généralisé ces dernières années à lensemble des mosquées quel que soit le courant auquel elles appartiennent.
Depuis les années 1990, sous limpulsion dahong ou denseignants laïcs, quelques-unes de ces écoles de mosquée, tout en restant dans les locaux ou à proximité de lédifice religieux, se sont transformées en structure indépendante avec la mise en place dun directeur et dune administration spécifique(38). Dautres écoles se construisent indépendamment. Elles ont toutes le statut décole privée ou décole spécialisée (sili xuexiao, zhuanye xuexiao ou encore zhuanke xuexiao).
Ces écoles privées ont pris une importance considérable. Certaines sont réputées pour le nombre de leurs élèves garçons et filles, la diversité de leur formation et la possibilité quelles offrent de poursuivre des études universitaires en Chine (les sections de langues étrangères) ou à létranger. Elles ont souvent pour dénomination « école sino-arabe» (zhong a xuexiao), «école de langue arabe» (ayu ou alaboyu xuexiao), ou encore « école de culture musulmane » (musilin wenhua xuexiao). Ces appellations traduisent parfois une option spécifique ; certaines écoles choisissent lappellation « langue arabe » pour souligner leur objectif principal qui est lenseignement de cette langue ; dautres ajoutent un élément complémentaire significatif de leur engagement religieux, tel que Muguang alaboyu xuexiao (école de langue arabe « lumière musulmane ») ou encore un terme arabe Xida zhong a xuexiao (école sino-arabe Xidayah (la voie droite). Dautres insistent sur le caractère identitaire Huizu wenhua xuexiao (école de culture Hui). Les responsables de lécole de Dali, délibérement, nont pas mentionné « école arabe » ou « sino-arabe », mais utilisent la notion de culture musulmane Dali musilin wenhua zhuanke xuexiao (Ecole professionnelle de culture musulmane de Dali). En effet leur objectif est non pas de se limiter à un apprentissage linguistique, mais de donner aux élèves la plus grande ouverture possible sur le monde daujourdhui(39). Ces dénominations traduisent les tensions qui opposent ce qui est de lordre de lidentité Hui, ce qui relève de lappartenance au monde musulman et le souci de donner une dominante à larabe, mais on ne peut en tirer des conclusions générales car le choix des appellations dépend non seulement du ou des fondateurs de lécole, mais aussi de la communauté locale, de son histoire et des circonstances du moment.
Il est difficile davoir une idée précise du nombre de ces écoles privées sur lensemble du territoire chinois. On parle pour le Yunnan de douze écoles(40); pour les autres provinces, on peut estimer que, là où le nombre de Hui est relativement important(41), il y a un minimum de cinq ou six écoles. Si lon en croit les propos de jeunes Hui qui suivent cet enseignement, cinq écoles sont considérées comme les plus prestigieuses : lune au Ningxia, deux au Henan, deux au Yunnan. Les contenus des enseignements sont maintenant pour une grande part identiques ; la différence porte sur les moyens(42), en particulier informatiques, et sur laccent mis sur certains cours. Les matières enseignées comprennent : la langue arabe avec des manuels élaborés à Pékin ou Shanghai ; un enseignement religieux de base (Coran, Sunna, fiqh, tafsîr) plus ou moins poussé, pour lequel les livres viennent en général dArabie Saoudite ou du Koweit ; lhistoire de Chine et de lislam, avec des livres édités en chinois et rédigés principalement par des Hui(43). Il y a enfin un enseignement dit de sciences sociales, portant sur la législation chinoise et la politique religieuse en Chine. Certaines écoles offrent un enseignement en langue chinoise moderne et classique et même parfois en complément des cours danglais(44) et dinformatique. Les études se répartissent sur quatre ans avec un examen final, que seuls quelques uns réussissent. Les écoles sont souvent mixtes (classes séparées)(45) ; les élèves ont entre 18 et 25 ans(46) et les filles représentent une bonne moitié des inscrits. Ils ou elles sont acceptés après avoir réussi lexamen de fin détudes secondaires (chuzhong ou gaozhong) ou atteint un niveau équivalent. Le nombre délèves atteint en moyenne une centaine et peut aller jusquà trois cents pour les plus grandes écoles. Ils sont originaires pour une bonne moitié de la province concernée mais viennent aussi de toute la Chine et si la majorité dentre eux sont musulmans (Hui et Ouighours), on peut aussi y rencontrer des jeunes Han ou selon la région dautres minzu (Li, Yi, etc.) qui se convertissent au moment de leurs études(47). Les frais détude sont généralement pris en charge(48), pour les plus démunis, par la communauté daccueil. Dans les zones pauvres, les frais se limitent à 200 yuans pour 4 ans ; ailleurs, les tarifs sont en moyenne denviron 400 à 500 yuans pour un an. Il faut ajouter les frais de nourriture et dhébergement, entre 50 et 100 yuans par mois. Ces tarifs peu élevés sexpliquent par la mobilisation financière des communautés locales et aussi par le bas niveau des rémunérations versées aux enseignants dont certains, à la retraite, travaillent gratuitement. Les salaires sont calculés en fonction de la situation familiale de la personne, de son origine géographique et de sa formation. Cest-à-dire quun homme, chargé de famille, originaire dune autre province que celle de lécole et ayant fait des études à létranger, aura le salaire le plus élevé. Les sommes versées vont de 300 à 500 yuans par mois. Si les hommes sont majoritaires parmi les enseignants, on peut compter environ un tiers de femmes. Notons comme activités complémentaires la publication régulière dun journal ou dune revue rédigé par les enseignants avec la participation des élèves. Cette presse est largement diffusée dans les mosquées et les autres écoles de chaque province et au-delà ; elle sert à propager des notions théologiques et à donner des informations sur des questions de société.
« Si lon veut développer lislam, il faut éduquer les filles ! »
Préoccupation souvent énoncée par les ahong, léducation des femmes est une des composantes importantes du développement actuel(49). Ainsi les cours organisés le soir, ou parfois le matin, dans les mosquées à lintention des femmes adultes travaillant ou plus âgées, rassemblent des dizaines de personnes et parfois bien davantage. Ces cours sont donnés par des ahong(50) des deux sexes. Citons lexemple dune école du soir, appelée école féminine (nüxiao), à Sanya dans lîle de Hainan. Cet établissement est composé de deux corps de bâtiment, lun est réservé aux jeunes filles qui suivent lenseignement régulier de lune des mosquées du village, et lautre est constitué de quatre salles de classe. Le calme de la journée fait place le soir vers 21h à un véritable bourdonnement dallées et venues et lorsque lahong féminine arrive, sélèvent alors les premiers sons de la récitation collective des sourates du Coran, à voix haute et chantante, sourates qui seront répétées de multiples fois pour être retenues. Chaque salle rassemble une quinzaine de personnes. On peut trouver les mêmes cours du soir dans des mosquées féminines de la plaine centrale ou encore dans celle de Lanzhou (Gansu). Tout un dispositif pour favoriser léducation des filles sest peu à peu mis en place en dehors des écoles comportant un cursus régulier. Par exemple, lenseignement est donné un soir par semaine dans des salles prévues à cet effet, ou encore durant les vacances dans des écoles de mosquées où lon peut voir des fillettes de 5 à 6 ans apprendre en choeur lalphabet arabe. Plus remarquables sans doute sont les efforts de certains qui, avec de faibles moyens, arrivent à soutenir un enseignement destiné à des adolescentes.
Nous prendrons lexemple dune école pour filles qui se trouve dans un bourg du nord du Yunnan, Shuijinwan près de Zhaotong. Ce bourg très pauvre est composé de plus de 90 % de Hui, dont les ressources sont essentiellement agricoles. Dans ce village, il ny a jamais eu vraiment déducation pour les filles malgré lexistence dune école publique, les familles ny envoyant quasiment que les garçons(51). La situation sest semble-t-il aggravée avec lapplication du planning familial. En 1982, un ahong ikhwan(52) décide avec laide dune professeure, originaire dune autre partie du Yunnan, de fonder dans lune des mosquées une école pour jeunes filles. Celle-ci rassemble tout de suite une centaine délèves. Après deux déménagements imposés, lécole trouve, en 1995, une implantation stable dans une ancienne fabrique de produits alimentaires. Le fils de lahong reprend le flambeau avec le concours de cinq jeunes professeurs femmes ; ensemble, ils enseignent à plus de 80 élèves de 12 à 20 ans. Lécole est considérée comme minban, elle reçoit des fonds de la communauté locale ; lorsque les difficultés sont trop grandes, les autorités du district lui allouent une subvention de 1 000 yuans pour lannée. Les jeunes filles ne payent pas de frais de scolarité, les familles sont trop pauvres, les seuls frais sont la nourriture et lhébergement (20 yuans par mois) et encore certaines familles ne peuvent les verser. Lécole ajoute jusquà 30 yuans par mois pour chaque élève. Bien sûr, dans ces conditions, les bâtiments restent vétustes, les dortoirs au sol en terre battue sont entretenus par les élèves et les repas sont confectionnés par les plus grandes. Les enseignantes perçoivent un salaire de 150 à 200 yuans par mois. Les élèves sont toutes pensionnaires ; elles ne rentrent dans leur famille quen fin de semaine ou lors des fêtes religieuses. Lorsque lon observe la rudesse de la vie alentour, lécole apparaît comme un havre de paix et elle est sans aucun doute un véritable espace de protection pour les filles. En principe, les élèves ont suivi lécole primaire publique, et préparent dans cette école les examens du secondaire (chuzhong et gaozhong), mais en raison de la fréquentation réduite de lécole primaire, une classe de rattrapage est prévue pour les plus jeunes. La journée débute par des exercices sportifs dans la cour de lécole et se poursuit avec un enseignement en chinois (5 h par semaine) et lapprentissage de larabe (8 h par semaine). Ces jeunes filles reçoivent aussi un enseignement religieux qui sapprofondit en 3e et 4e années. Peu délèves arrivent à poursuivre des études ; cependant on peut noter quen 2002 quatre dentre elles ont pu partir dans une école de mosquée du Shandong.
Pour les jeunes filles, lécole est un moyen de sortir de leur environnement familial. Il nest pas rare dentendre des élèves raconter leur passage parfois rapide, de quelques jours à un an décole en école : elles sarrêtent dans celle où elles se trouvent le mieux. Pour dautres, cest un véritable espoir. Une adolescente de 19 ans issue dune famille très pratiquante Hui du Xinjiang, nous racontait quelle avait été obligée darrêter ses études à lécole primaire pour aider et soutenir sa mère malade. Ses autres frères et surs ont, eux, pu suivre normalement leurs études secondaires. Elle seule restait à la maison. La situation familiale saméliorant, elle voulut reprendre un cycle du secondaire, ce qui lui était devenu impossible ; une des écoles religieuses du Yunnan lui offrit alors une issue.
Les instituts coraniques
Parallèlement aux initiatives privées, lEtat a fondé des instituts coraniques (yisilanjiao jingxueyuan) au niveau dune province par lintermédiaire des départements des affaires religieuses et de lAssociation islamique de Chine. Créés entre 1983 et 1987, ils sont au nombre de huit aujourdhui, répartis sur lensemble du territoire chinois, dans les villes de Shenyang, Lanzhou, Yinchuan, Xining, Kunming, Pékin(53), Urumqi et Zhengzhou. Ils ont le statut duniversité(54) et leur but est de former des ahong, des enseignants et des traducteurs de langue arabe. Ces instituts disposent de financements importants(55), on peut admirer les immenses bâtiments neufs qui reçoivent un nombre détudiants, garçons ou filles, bien inférieur à celui des écoles de mosquées ou des écoles privées. LInstitut de Zhengzhou na que 90 étudiants (47 garçons, 43 filles). Les élèves entrent dans ces instituts à la fin du deuxième cycle de lécole secondaire (gaozhong) sur examen de niveau. Jusquen 2001, la durée des études se limitait à trois ans, elle est maintenant de 5 ans. Les frais sont relativement élevés : même si un élève peut bénéficier dune bourse, il doit verser 1 600 yuans par an pour la scolarité et 140 ou 150 yuans par mois pour lhébergement. En revanche le salaire mensuel des enseignants est denviron 1 200 yuans. Afin dattirer les étudiants, les instituts, tel que celui de Zhengzhou, essayent de diversifier lenseignement en ouvrant des classes spécialisées par exemple en calligraphie ou encore une section darts martiaux. Un bon nombre de parents musulmans ne sont pas très désireux dy envoyer leurs enfants : outre la sélection à lentrée et le coût des études, ils se méfient du type denseignement religieux qui y est dispensé dans la mesure où celui-ci est entièrement contrôlé par les autorités politiques.
Lenseignement confessionnel
:
un tremplin pour des études à létranger
ou pour trouver un emploi
Bon nombre de jeunes gens et de jeunes filles rêvent de suivre des études hors de Chine. Lenseignement islamique leur offre cette possibilité. Nous navons pas de statistiques concernant le nombre détudiants chinois musulmans à létranger ; on cite des chiffres de 500 à 1 000(56) dont au moins 300 à luniversité dAl-Azhar au Caire. Cela est peu au regard du nombre de jeunes qui espèrent partir. Outre lEgypte, lArabie saoudite (Ryad, Jeddah et Médine), la Syrie (Damas) et le Pakistan (Islamabad) sont les destinations les plus courantes ; ce sont ensuite le Yémen (lUniversité de science et technologie), lIran (Qom), lIndonésie, la Tunisie et la Malaisie. Damas a la faveur de beaucoup détudiants qui insistent sur le bon niveau de luniversité et les meilleures conditions daccueil. LArabie saoudite et le Yémen offrent des facilités matérielles (financement du séjour et parfois du billet davion). Enfin la Malaisie est une destination désirée mais trop coûteuse(57). Pour les filles, les possibilités sont limitées : elles peuvent se rendre en Arabie saoudite ou en Iran si elles sont accompagnées de leur mari ; seul le Pakistan offre des sections pour les filles à luniversité islamique dIslamabad(58). Les études sont financées en général par les familles, soutenues par la communauté locale, avec en complément un subside de luniversité daccueil. Les séjours sont denviron 5 ans, mais il existe aussi des formations de courte durée (3 mois) pour des ahong, en particulier à Al-Azhar. Les objectifs sont bien sûr propres à chaque individu. Si dans les années 80, il sagissait dappronfondir une formation dahong, beaucoup de jeunes ont assez rapidement pris le chemin des affaires avec plus ou moins de réussite(59). En tout état de cause, des postes denseignement leur sont ouverts dans les différentes structures musulmanes.
Le départ à létranger représente une ouverture pour ces étudiants qui nauraient eu aucune chance de pouvoir le faire dans le cadre de lenseignement public (familles trop modestes ou ne pouvant accéder aux bonnes écoles). A leur retour, ayant acquis une meilleure connaissance des sociétés musulmanes(60), ils relaient les débats en cours dans le monde musulman ; leur approche de la société, du rôle des musulmans dans le monde et leur comportement dépendent souvent du lieu où ils ont fait leurs études(61).
Pour ceux et celles qui nont pas la chance de partir, le cursus normal conduit à devenir ahong ; dautres prennent la voie de lenseignement ou de linterprétariat (à Canton et Shenzhen) ou encore poursuivent un cursus universitaire au département des langues étrangères de lUniversité de Pékin. Les jeunes filles, quant à elles, enseignent dans les écoles privées ou encore peuvent trouver un emploi dans les jardins denfants ouverts par les communautés locales(62). Cependant, de nombreux enseignants ou responsables Hui soulignent aujourdhui le nombre largement suffisant dahong et préférent ouvrir dautres possibilités aux jeunes. Dans ce sens retenons lexpérience de lécole de Dali. Située dans un petit village à la porte sud de la ville, « lécole spécialisée de culture musulmane » (musilin wenhua zhuanke xuexiao) a été fondée par trois retraités, deux anciens professeurs de lycée et un ancien directeur décole. Revenus dans leur village, ils se désolaient de linadaptation de lenseignement coranique classique aux besoins daujourdhui et à lévolution de la société. En 1991, ils ont fondé une école dans un espace dépendant de la mosquée (laojiao), malgré les réticences du vieil ahong. Outre la diffusion dun enseignement modernisé, ils ont décidé douvrir une section entièrement en chinois afin de préparer les élèves à lexamen final de lUniversité normale de Kunming (shifan daxue)(63). En 2002, 13 candidats sur 16 présentés ont réussi cet examen, ce qui leur permettra denseigner dans un établissement public.
Léducation : terrain dune lutte feutrée entre courants religieux
Lislam en Chine, comme ailleurs dans le monde musulman, nest pas monolithique. De nombreux courants lont traversé et le traversent encore. Si dans les siècles passés, les luttes dinfluence sexerçaient entre lislam traditionnel et les soufis ou entre les confréries soufies elles-mêmes, depuis le début du XXe siècle la confrontation sest élargie à un islam fondamentaliste et moderniste, représenté par les ikhwan, et plus récemment à un courant plus rigoriste appelé salafi (san tai)(64). Les lieux de la confrontation sont traditionnellement les mosquées, parfois la rue, mais léducation en a toujours été un des principaux terrains. Aujourdhui comme dans le passé, le conflit peut prendre des tournures très violentes(65) ; jadis les désaccords portaient sur linterprétation du Coran et les pratiques religieuses. De nos jours, les débats nont guère changé, il sagit de revenir à la pureté des origines, de réformer les pratiques trop adaptées aux conditions locales, de rester fidèle au Coran et de prôner lunité de lislam. Lenseignement est donc par nature le lieu dexpression de ces courants. Cest en général au retour dun séjour en terre sainte, quun homme porteur dune parole renouvelée introduit son enseignement dans une école de mosquée. Son charisme, sa capacité à convaincre et à former des disciples seront les moteurs de la réussite de ce mouvement, ainsi bien sûr que la situation sociale et politique dans laquelle il sinscrit. En conséquence, après vingt ans dactivités religieuses, les profondes transformations de la société chinoise, les inquiétudes provoquées par les inégalités sociales quengendre le développement économique, le manque de repères de beaucoup de jeunes et linexistence dun espace politique démocratique, font quun nombre grandissant de jeunes sont attirés par le discours du courant salafi sur lunité de la Umma et par la clarté et la simplicité de sa doctrine (revenir à la foi des anciens (salaf)(66). Sil y a là une tentative pour trouver une certaine morale sociale, des idéaux et une conduite de vie tentative quon peut comprendre après les années antérieures de campagnes politiques et les bouleversements actuels , cette tendance rigoriste entraine dautres effets, plus surprenants dans le contexte chinois actuel, en particulier pour les femmes. On peut sen rendre compte(67) à la vue de jeunes filles scolarisées dans des écoles dinspiration salafi, qui sont entièrement voilées de noir, le visage couvert. Spectable singulier, car les jeunes filles des écoles confessionnelles ne portent en général que le simple foulard (hijâb) et parfois des robes longues.
Un enseignement religieux sous surveillance
La question de lenseignement religieux a préoccupé les autorités chinoises bien avant le 11 septembre 2001. La multiplication des écoles, le nombre de plus en plus important détudiants revenant de pays musulmans, la diffusion des écrits de réformistes du début du siècle aujourdhui interdits(68), la situation au Xinjiang et par ailleurs les activités dautres mouvements comme celles des chrétiens et du Falungong ont incité les autorités politiques à exercer une surveillance accrue. Ainsi ont-elles créé le 23 avril 2001(69) à travers la très officielle Association islamique de Chine, un « Comité chargé des affaires de lenseignement islamique », considéré comme une commission spécialisée (zhuanmen) au niveau national et composé de 16 membres en majorité Hui (l0 sur 16). Le pouvoir sest aussi doté dun instrument pour opérer une reprise en main et tenter de contrôler non seulement lenseignement, mais aussi le contenu des discours religieux : « Supprimer dans les masses les mauvaises interprétations (wujie) et les confusions (hunluan) sur les questions religieuses »(70). La première initiative publique a eu lieu au Xinjiang en août 2001 et a été consacrée à la présentation dun nouveau livre de prêches édité par ce Comité en juillet et fortement conseillé(71). Des compétitions de prêches vont désormais être organisées comme celles qui portent sur la lecture du Coran. Ce comité est aussi chargé de la publication des traductions et des manuels pour lenseignement. De fait on a pu constater, dans les écoles privées visitées, une espèce de normalisation par la généralisation de lusage des mêmes ouvrages de langue, dhistoire, etc. On peut cependant douter de lefficacité de telles méthodes, en particulier au Xinjiang où le problème na jamais été dordre religieux. On en a eu récemment la preuve grâce à un épisode significatif : à la suite dun concert très officiel durant lequel un poème exaltant le sentiment national ouighour avait été chanté, un sévère rappel à lordre(72) a été adressé aux cadres du parti de la région, pour un incident qui de toute évidence navait rien de religieux.
Ainsi si le pouvoir nest pas en mesure dexercer un contrôle total sur les idées qui circulent, confier leur surveillance aux musulmans eux-mêmes lui semble garantir le développement limité de nouveaux courants. Cependant, pour ce qui est du développement des salafis, ce calcul est pour linstant erroné. De fait, lindépendance traditionnelle des mosquées les unes par rapport aux autres et lautonomisation de plus en plus grande de la société rendent le contrôle plus difficile. En conséquence, entre le dirigisme gouvernemental en matière religieuse et les autonomies grandissantes, se maintient un équilibre instable dont il est bien difficile de prédire la durée. Par ailleurs, lexercice de ce contrôle sera dautant plus compliqué que le pouvoir ne pourra pas toujours utiliser les divisions de lislam entre les différentes « nationalités ». On a souvent souligné lhétérogénéité des situations entre ces « nationalités » et les différences qui les opposent sur les plans historique, languistique et culturel. Ces différences sont incontestables et sont visibles pour tout observateur ; il nen reste pas moins que non seulement des échanges ont lieu entre ces groupes, mais que des courants similaires de revitalisation les traversent et transcendent leurs frontières.