BOOK REVIEWS

Frank Dikötter, Crime, Punishmennt and the Prison in Modern China

by  Leïla Choukroune /

Tout lecteur de Surveiller et punir a gravé en mémoire les descriptions de l’atroce supplice de Damien par lesquelles s’ouvre l’ouvrage de Michel Foucault. Damien avait été condamné à Paris le 2 mars 1757. Quelques années seulement séparèrent son exécution publique de la rédaction d’un projet de code pénal moderne achevée en 1791. Une poignée de décennies suffirent en effet à faire disparaître le corps supplicié et sa mise en scène au profit d’une " humanisation " de la punition. Le corps n’est alors plus l’objet premier de la peine, il devient l’intermédiaire par lequel l’individu emprisonné est privé de sa liberté. Ainsi le châtiment est-il passé " d’un art de sensations insupportables à une économie des droits suspendus " (1).

Un siècle plus tard, en Chine, l’accès à l’humanité de la peine est lui aussi marqué par la généralisation du système des prisons. Alors que la Chine impériale ne considérait pas le temps passé dans ses geôles, dans l’attente d’un procès, comme constitutif de la sanction, la Chine de l’après 1905 va progressivement faire de la prison l’élément central de son système répressif.

Dans un ouvrage d’une remarquable érudition et fondé sur une analyse non moins impressionnante de sources aussi méconnues que les archives municipales de Pékin ou les archives provinciales du Liaoning sur l’administration pénale des premières années de la Chine républicaine, Frank Dikötter nous entraîne, entre 1895 et 1949, au plus profond d’un univers carcéral fondé sur une appréhension moderne de la philosophie de la peine. Et l’auteur de préciser que cette vision nouvelle du crime et de sa sanction s inscrivait toutefois dans une volonté ininterrompue d’éduquer le peuple chinois en fonction de l’impératif de vertu. L’idée selon laquelle même le plus odieux des criminels était capable de se repentir et de se reconstruire au travers d’un processus de transformations morales (ganhua) est ainsi placée au cœur de la philosophie pénale de la Chine moderne : " La prison faisait partie d’un nouveau mode de gouvernement dans lequel la légitimité politique était exercée par la Nation " (2).

Crime, Punishement and the Prison in Modern China est divisé en trois grandes parties : l’émergence d’un système pénal moderne (I) ; les différentes conceptions de la science du crime et de sa punition (II) ; et la prison sous le Kuomintang (III). La première partie témoigne, sous un angle nouveau, d’un processus d’occidentalisation et de modernisation du droit chinois relativement bien connu des juristes. Le passage consacré à l’influence de Shen Jiaben (1840-1913) dans la construction d’un système pénal moderne est à ce titre révélateur. Nommé par les Qing comme co-responsable du bureau de la Codification (Falüguan) en 1904, il s’efforça de propager l’idée d’une punition " légère " (xingqing) des crimes en condamnant les supplices traditionnels infligés aux prisonniers comme le démembrement ou la décapitation suivie de la présentation de la tête de la victime au public. Ces pratiques furent abolies entre 1904 et 1910 alors que les châtiments corporels infligés à l’aide de bambous étaient remplacés par des amendes (3). Pour Shen Jiaben, la réforme des prisons fournissait un élément d’appréciation du degré de civilisation ou de barbarie d’une société. La prison modèle de Pékin n’était pas la seule à appliquer ce genre de méthodes nouvelles. Frank Dikötter montre en effet très bien que la plupart des provinces côtières et du nord-est de la Chine pouvaient se targuer de posséder deux à trois prisons de ce type en 1927. À l’inverse, les provinces reculées du Qinghai ou du Xinjiang construisirent leurs premiers centres de détention modernes pendant la Seconde guerre mondiale alors que le gouvernement central trouvait refuge à Chongqing pour échapper aux forces japonaises.

La seconde partie, plus théorique, s’attache à démontrer que l’émergence d’un nouveau système pénal reposait, en Chine, sur une conception radicalement nouvelle du crime et de sa sanction. Aussi l’auteur analyse-t-il l’évolution de " la science des prisons " (jianyuxue), puis celle de la criminologie (fanzuixue). Si les doctrines de Sun Xiong ou de Rui Jiarui mirent en avant les vertus éducatives et morales de la prison (jiaohua), Li Jianhua adopta une vision marxiste et utopiste de ce qu’aurait dû être la philosophie de la peine dans un monde encore dominé par le capitalisme en prenant comme exemple le modèle soviétique (4). La seule alternative à l’occidentalisation moder-nisatrice allait donc venir de l’Empire soviétique et de son système de communes même après que celui-ci eut purgé des millions de personnes entre 1934 et 1939. Enfin, la troisième et dernière partie offre un panorama détaillé de la prison sous le Kuomintang à l’échelle nationale mais aussi locale, avec l’exemple de Shanghai.

Notons également que cet ouvrage est pourvu d’un appareil iconographique original et tout à fait intéressant. On y voit par exemple différents clichés tirés de la vie quotidienne de la prison modèle de Pékin (la laverie, les cuisines, les cours de sport, les ateliers de fabrication de produits artisanaux, le hall d’exposition de ces produits, etc.). L’un de ces clichés met en scène de manière surprenante les portraits des cinq maîtres à penser du lieu : le Christ, Laozi, Confucius, John Howard, et Mahomet ! La section consacrée par Frank Dikötter à la prison n° 1 de Pékin souligne en effet très clairement que l’une des missions de ces centres de détention modernes était d’éduquer les prisonniers, et en fonction de l’idée de ganhua, de leur offrir des enseignements religieux utiles à leur évolution morale (voir pp. 69 à 93). L’appareil critique est lui aussi très riche et on y retrouve notamment les références des différents documents d’archive consultés par l’auteur. Enfin, un glossaire d’une dizaine de pages recense les noms et expressions chinois largement cités tout au long de l’ouvrage.

Le seul reproche mineur que l’on pourrait faire à Frank Dikötter est peut-être de ne pas avoir suf-fisamment mis en évidence ses conclusions. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on reste un peu sur sa faim après la lecture de ces 500 pages, comme si trop de détails contribuaient à noyer le propos général. Bien que cela tienne logiquement au découpage historique choisi par l’auteur, il est également assez frustrant de ne pouvoir comprendre ce qui a réellement changé dans le système pénitentiaire de l’après 1949, alors que Frank Dikötter semble penser que " la totalité de la période républicaine pourrait un jour être considérée comme un laboratoire fascinant de la modernité qui apporta de profonds changements culturels, sociaux et politiques dont beaucoup furent supprimés après 1949 " (5). Si l’on en croit les échos que l’on reçoit régulièrement sur les conditions de détention et le recours quasi systématique à la torture qui y est fait, les prisons chinoises du XXIe siècle ne participent certainement pas à l’humanisation de la peine prônée par les Lumières. Bien au contraire, des analyses comme celles développées par Robin Munro (6) laissent penser que les conclusions d’une éventuelle commission d’inspection – on pense par exemple au Comité International de la Croix Rouge – ne seraient sans doute pas aussi mesurées que celles du Comité chargé, en 1926, d’examiner les prisons et plus généralement le système judiciaire chinois (7).