BOOK REVIEWS
Wu Hung, Remaking Beijing. Tiananmen Square and the Creation of a Political Space
Capitale est la contribution de Wu Hung à la compréhension de l’histoire et de l’anthropologie de la mémoire de la Chine contemporaine. Wu Hung s’inscrit dans une spécificité propre à l’Université de Chicago qui allie la réflexion théorique à des études de terrain. Historien d’art de formation, auteur d’une dizaine d’ouvrages, Wu Hung fait figure de pionnier dans le domaine de la sinologie américaine pour avoir analysé la culture chinoise des époques les plus anciennes aux plus récentes par un entrecroisement systématique des textes et des signes visuels ; démarche dont l’audace rappelle parfois, dans l’historiographie française d’aujourd’hui, celle de Georges Didi-Huberman. Ecoutons Wu Hung : « This book is not written for a particular academic field, but is located in a network of disciplines including art history, the history of architecture, modern Chinese history, urban studies, cultural studies and autobiography. In fact, one of my purposes in writing this book is to forge this interdisciplinary network » (p. 10). En abordant Tiananmen et les avatars de ce lieu à travers l’histoire de Pékin et de la Chine sur un peu plus d’un siècle, Wu Hung ouvre de nouvelles perspectives épistémologiques et pragmatiques. Déplaçant la totalité temporelle du côté du présent et de l’action, il met en évidence, à partir de ce lieu étudié dans sa singularité, que le passé n’est pas clos, n’est pas chose morte à muséifier, mais bien au contraire reste toujours ouvert à des sens nouveaux.
L’engagement personnel de l’auteur, dont on appréciera l’intimité du style et la valeur de témoignage, permet une double lecture qui n’est pas sans évoquer le procédé de Roland Barthes dans La chambre claire. Outre l’émotion qui transparaît en parcourant ces pages où l’auteur se livre à de poignantes et douloureuses confessions sur son parcours de jeune intellectuel pendant la Révolution Culturelle – qui, comme l’ont montré les travaux de Michel Bonnin, s’ajoute aux innombrables épreuves partagées par l’ensemble d’une génération – nous avons là un récit bouleversant sur le statut d’un universitaire qui opte pour le choix de l’exil – se rapprochant par là de la condition d’Edward Saïd. Mais l’ouvrage de Wu Hung n’est pas seulement biographique. C’est à un aller et retour constant entre histoire et mémoire, personnelle et collective, qu’il nous invite en questionnant un régime de temporalités feuilletées qui apparaît à plus d’un titre comme exemplaire.
En s’appuyant sur des documents iconographiques jusqu’alors inédits, Wu Hung s’intéresse à la genèse architecturale de Tiananmen, voulue et programmée par un Mao Zedong dont l’image officielle et le mausolée marquent de leur empreinte cet espace. Les transformations spectaculaires de Tiananmen, visibles par l’édification de bâtiments à forte connotation symbolique (Assemblée Nationale Populaire, Musée d’histoire) s’inscrivent dans une logique politique. D’inspiration soviétique, ils constituent les signes les plus visibles d’une écriture performative de l’utopie. Construits en moins d’un an, au même titre que le Palais des Beaux-Arts, le Musée militaire, la gare de Pékin, ils sont la gloire du régime et masquent en même temps ses carences. L’année 1959, date de leur achèvement, inaugure en effet dans les campagnes, une longue et criminelle période de famine, conséquence du Grand bond en avant. L’édification simultanée de ces monuments renvoie ainsi au principe de contradiction inhérent au fonctionnement du système communiste.
Dans l’ouvrage de Wu Hung, cartes urbaines, portraits d’architectes officiels et de dirigeants accompagnent et croisent, mémoires non moins vivantes, les images de dissidents et d’artistes en colère s’appropriant un lieu on ne peut plus ambivalent. Car la place Tiananmen est emblématique de l’histoire de la Chine tout au long du xxe siècle. Symbole de la pérennité du pouvoir dans le temps, elle est devenue le théâtre des grands rassemblements et des tragédies collectives, depuis la manifestation du 4 mai 1919, qui conduit la Chine sur la voie d’une modernité militante jusqu’à, soixante-dix ans plus tard, l’image terrible du manifestant inconnu arrêtant, stoïque, la progression des chars. Par ailleurs, l’ouverture, de Wu Hung au thème de la mémoire dans le domaine artistique et le parallèle qu’il établit avec l’histoire le conduisent à distinguer deux formes d’usage du temps : l’une valorisant les lieux et l’autre les combinaisons temporelles. Cette équivocité, qui semble devoir s’exacerber dans le contexte d’une démaoïsation de la société chinoise, est perceptible dans une ville comme Pékin, qui tente de culturaliser les lieux afin, soit de les rendre vivables, soit de leur donner une aura comme l’entendait Walter Benjamin en leur conférant une dignité historique artificielle, et en jouant ainsi sur des temporalités différentes et stratifiées. L’exemple, discuté par Wu Hung, de la construction du nouvel Opéra de Pékin à deux pas de Zhongnanhai et de la place Tiananmen par le Français Paul Andreu, est à ce titre évocateur.
La dernière forme de pratique du temps est le temps sans trace, relevant de la simple perte et que Wu Hung situe à la fois du côté de l’oralité – par le recueil de témoignages personnels et extérieurs – et de la production artistique détournée (performances et photographies) qui semble connaître, depuis 1989, une vigueur toute nouvelle.